» Geneviève Lhermitte, une mère fusionnelle »

Expert psychiatre auprès des tribunaux, le Dr Fernand Goffioul espère que le procès de Geneviève Lhermitte, qui a égorgé ses cinq enfants en 2007, suscitera un débat sur la face obscure de la maternité.

Le Vif/L’Express : Comme tout citoyen en a le droit, vous avez lu l’acte d’accusation dressé par le parquet général de Bruxelles. Vous n’avez pas été désigné comme expert dans ce dossier. Dès lors votre parole est libre. Qu’est-ce qui, de prime abord, vous frappe ?

Dr Fernand Goffioul : Le fait que Geneviève Lhermitte soit une femme et une mère  » incomplète « , restée fusionnelle. Pour elle, ses enfants sont comme un prolongement d’elle-même.  » Mes enfants, c’est moi, c’est ma vie, j’en dispose comme je veux « . Elle était une mère nourricière, attentive, mais le but de l’éducation, c’est aussi de permettre à l’enfant de devenir autonome, de couper le cordon ombilical, de tenter de vivre.

Initialement, elle n’avance, pour expliquer son acte, que l’omniprésence du Dr Michel Schaar depuis dix-sept ans. Quel était le soubassement de cette  » communauté atypique  » ?

La plupart des ménages à trois que j’ai connus avaient une dimension financière, à travers laquelle le  » maître-logeur  » exerçait son emprise sur la maisonnée. Ces ménages reposent souvent sur des relations sexuelles, mais pas nécessairement. Le  » climat  » qui régnait dans la maison de Nivelles avait pas mal de traits suggérant l’homosexualité, le machisme et la perversion, qu’il y ait eu ou non des gestes explicites. Moqadem sous-entend même une tendance pédophile chez le Dr Schaar lorsqu’il met sa femme en garde contre le risque de  » retrouver Nora (NDLR : la deuxième enfant du couple) dans le lit de Schaar « .

Psychologiquement, cette situation est insupportable. Geneviève est seule, aucun des deux hommes de la maison ne remplit ses attentes, aucun ne représente la Loi. L’image du père est défaillante, personne ne met fin à la fusion mère-enfant. Les enfants ne peuvent pas  » faire  » leur phase £dipienne.

Geneviève Lhermitte est traitée, dit-elle, comme une bonne par le Dr Schaar. Les hommes mangent entre eux, ils mènent leur vie à part. Moqadem utilise la carte de crédit de Schaar alors que tous les frais de sa famille sont déjà payés par le docteur. Son style de vie aurait mérité quelques investigations supplémentaires. Mais de quel droit ? Bouchaïb Moqadem est partie civile, et il a perdu ses enfants.

Pourquoi Geneviève Lhermitte ne s’en prend-elle pas à lui ou au Dr Schaar ?

Le massacre de leurs enfants est une forme de vengeance contre son mari, un homme d’une autre culture pour qui elle a quitté sa famille à 24 ans, et qui l’a déçue. Comme la Médée de la tragédie grecque. Il existe une quinzaine de variantes du mythe de Médée (Euripide, Sénèque, Corneille, Anouilhà), dont certaines évacuent la figure de la mère meurtrière, égorgeuse de ses enfants, à cause de son horreur insoutenable. Ce procès d’assises est en cela une première : généralement, les mères infanticides sont internées.

Que se passe-t-il dans la tête de Lhermitte le jour où son mari doit rentrer du Maroc ?

C’est l’un des n£uds d’un problème mis en lumière par les expertises mentales. Geneviève Lhermitte souffre d’alexithymie. Ce trouble se manifeste notamment par une difficulté à communiquer ses émotions. Lhermitte a des choses à dire à son mari mais elle se tait, présumant qu’elle ne sera pas écoutée.

Les trois experts psychiatres l’ont déclarée responsable de ses actes. Quelle est votre opinion ?

Lhermitte s’est sentie entraînée par une force supérieure.  » Maintenant, la machine est en route « , pense-t-elle. D’une obsession, née d’une profonde dépression, est née une injonction hallucinatoire qui, en la déconnectant temporairement du réel, pourrait l’avoir poussée à accomplir des actes dont elle avait longuement fantasmé le scénario. Je ne vois pas chez elle d’éléments indiquant une psychose, c’est-à-dire une altération du contact avec la réalité. Mais je regrette que les investigations sur la dynamique inconsciente de son acte n’aient pas été suffisamment poussées.

Lhermitte avait déjà été examinée par des psychologues et des psychiatres. Pendant son adolescence, d’abord, quand elle triple sa troisième. Ensuite, lorsque, son régendat de français en poche, un de ses élèves, à Chômé-Wyns, à Anderlecht, brandit une arme à feuà

Trois mois après une agression, 42 % des victimes présentent un syndrome post-traumatique. Au bout de trois ans, seuls 3 % en gardent des séquelles psychologiques importantes. Il n’est pas exclu que la frayeur ait laissé des traces chez Geneviève Lhermitte.

Depuis 2004, Lhermitte était suivie par un psychiatre, le Dr Veldekens. Elle lui avait confié, en janvier sûrement, ses idées suicidaires, son obsession des couteaux et du Dr Schaar. La veille du crime, elle l’appelle à l’aide, il ne peut la recevoir. Si elle lui avait parlé, la mort des enfants aurait-elle pu être évitée ?

Le rapport d’expertise n’évoque pas la fréquence ni l’ampleur de ses oscillations d’humeur. Le Dr Veldekens a le droit de se retrancher derrière le secret professionnel. Mais il peut aussi, avec l’accord explicite de sa patiente, décider de s’expliquer. Il semble bien que Geneviève Lhermitte soit atteinte de maniaco-dépression ou trouble bipolaire. Celle-ci est caractérisée, dans son cas, par des oscillations rapides, c’est-à-dire une alternance rapprochée de périodes de dépression et d’exaltation. Chez une personnalité  » limite « , cela peut entraîner une perte de contact avec la réalité. Sans doute le travail thérapeutique entrepris avec le Dr Veldekens avait soulevé le couvercle des frustrations qui bouillonnaient en elle et qui l’ont, finalement, submergée.

Sa volonté de se supprimer était-elle réelle ?

On ne peut pas en douter. Mais la douleur provoquée par le couteau qu’elle s’est enfoncé dans la poitrine, jusqu’au poumon, en se couchant dessus, lui a fait reprendre ses esprits.

Etes-vous d’accord de qualifier son acte de  » suicide altruiste  » ?

Elle a, certes, une vision négative de l’avenir et ne voit pas d’issue à la situation fausse dans laquelle elle se trouve, mais cela reste très égocentrique. Sa demande principale est d’ordre personnel : elle souffre de ne pas être écoutée et prise en compte. Sous cet angle-là, ses enfants constituent un obstacle. Par ailleurs, elle ne concevait pas que son mari ou le Dr Schaar puissent élever ses enfants, après sa mort éventuelle. Mais elle anticipait aussi le malheur de ses enfants. On reste dans le fantasme de mère toute-puissanteà

Quel pourrait être, d’après vous, le verdict du procès de Nivelles ?

Coupable et condamnée avec un sursis probatoire pour ce qui excède la durée de la détention préventiveà L’une des conditions pourrait être la poursuite du traitement entrepris en prison. Car les soubassements inconscients de sa conduite restent mal connus. Elle ne présente pas de dangerosité sociale. Cette femme n’a d’ennemi qu’elle-même et sa conscience torturée à jamais. Que gagnerait la société à ce qu’elle passe quatorze ans en prison ou qu’elle soit internée ?

Entretien : Marie-Cécile Royen

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