Genèse du génocide

Scholastique Mukasonga ravive la guerre du Rwanda à travers les graines de la haine qui germent dans un lycée de filles. Une véritable leçon de survie.

Le Vif/L’Express : Concevez-vous l’écriture comme une réparation ?

Scholastique Mukasonga : Il s’agit d’une réparation à l’encontre d’un destin douloureux. L’écriture me permet de donner un sens à la vie. J’éprouve  » la culpabilité du survivant  » alors que les autres sont partis. Cela ne peut pas s’exprimer par la voie traditionnelle orale. Je ne dénonce rien, mais j’ai besoin de comprendre comment on en est arrivé là, comment on évolue du déracinement des gens au génocide. Ma plume ne juge personne, elle met une lumière sur ce peuple qui est parvenu à se diviser et à se détruire. Aussi ce roman se situe-t-il dans le combat de réconciliation de tous les Rwandais. Survivre, c’est témoigner par l’écrit. Cette volonté de dire les choses m’encourage à avancer.

L’école que vous décrivez forme  » l’élite féminine du pays « , en quoi vous a-t-elle forgée ?

Autrefois, le Rwanda avait instauré un quota rigoureux : seuls 10 % des Tutsi avaient accès à la scolarité. Rentrer dans le meilleur lycée du pays relevait du miracle. Ma mère m’a dit que j’allais devenir la mémoire de la famille, c’est ça qui m’a sauvée. Or une Tutsi qui comprenait les choses représentait un danger. Dans mon roman, l’innocence des jeunes filles prend le dessus lorsque l’une secourt l’autre. Elles pointent la responsabilité des adultes qui ont refusé de voir la réalité.

Qu’en est-il de celle des Belges ?

Nous sentions fortement leur présence, dont l’influence se ressent toujours. Lorsque j’étais lycéenne, l’école était tenue par des s£urs bernardines flamandes. Les enfants tutsi étaient humiliés, mais elles n’ont pas réagi. Si les Tutsi ont été mis à l’écart, puis déportés, c’est parce que les Belges ont fermé les yeux. La coopération française n’était guère mieux. Amis, Mitterrand et Habyarimana auraient pu détecter les signes de la barbarie. La communauté internationale est coupable de pas avoir empêché le génocide, mais cela ne signifie pas que les Rwandais soient innocents ! C’est dans l’intérêt de la nouvelle génération d’exprimer la vérité. Verhofstadt a demandé pardon au peuple rwandais, c’est une étape cruciale.

Votre roman évoque l’évolution de la haine en poison. Comment s’est-elle ancrée ?

Le mot génocide n’implique pas un massacre, mais la volonté d’exterminer tout un peuple. Loin d’être un égarement, après l’assassinat du président Habyarimana, ça exige une longue préparation. La carte ethnique, en 1930, suscite une division qui va s’envenimer. Naît alors la fabulation de différencier le physique des gens, alors qu’il est impossible de les distinguer. Ça s’est poursuivi méthodiquement avec la création de listes. Nos cerveaux ont été manipulés au point d’intégrer que nous n’étions que des  » cafards « .

 » Au Rwanda, la saison des hommes a changé.  » A partir de quand redevient-on un humain ?

Après le génocide, j’ai erré comme un zombie… Puis j’ai compris que j’avais le droit d’être un être humain comme les autres. Cette rééducation est passée par le devoir de mémoire de ma famille. Je ne me définis pas comme une rescapée, mais comme une survivante. Si j’étais restée dans mon village, je n’aurais pas été épargnée. Alors je me devais de ne plus être une  » inyenzi  » (cafard) et de vivre dignement pour ceux qui avaient péri. L’écriture leur a aussi redonné un statut humain. Les rescapés s’inscrivent désormais dans un travail de réconciliation. Ils le font pour leurs enfants, parce qu’ils savent à quoi mène la division. J’ai eu la chance de grandir dans une famille qui nous a appris à aimer, à croire en la vie et à nous battre en restant debout. En tant qu’assistante sociale, je sais que l’être humain peut changer. Il a droit à une seconde chance. Mon enfance et ma profession m’aident à garder foi en lui. Il faut croire en la vie, parce que le destin réserve plein de surprises.

KERENN ELKAÏM

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