Geek power

Soraya Ghali
Soraya Ghali Journaliste au Vif

Cinéma, télévision, marketing, jeux vidéo… les geeks étaient une caste à part, aujourd’hui ils sont aux manettes dans tous les domaines. Ces  » nazes « , férus d’informatique, passionnés de science-fiction, de jeux de rôle et d’innovations technologiques sont les nouveaux héros. Comme dans leurs rêves les plus fous.

Ce sont des êtres étranges, venus d’une autre planète. Ils n’ont pas de raideur anormale à l’auriculaire, mais ils parlent une langue bizarre, incompréhensible. Leur obsession n’a aucune limite. Ils ergotent à l’infini sur les Chevaliers du Zodiaque, sont fascinés par les sabres laser, les mecs avec des oreilles en pointe. Ils ont vu 30 fois la trilogie Star Wars, 40 fois la série Star Trek. Combien sont-ils ? Impossible à dire. Mais nous les avons vus. Maintenant, nous savons qu’ils sont là. Ils ont pris forme humaine. Une seule certitude : ils sont partout, et plus nombreux chaque jour.  » Ils « , ce sont les geeks (1).

Geek ? Dites  » guik « . A l’origine, dans le monde anglo-saxon, le mot désignait les  » sous-freaks « , les monstres de foire présentés dans les cirques. Puis, aux Etats-Unis, vers les années 1970, avec les balbutiements d’Internet, le terme, plutôt péjoratif, se fige et désigne (au sens figuré) l’intello, le matheux un peu bizarre, cloîtré dans sa chambre à taper des lignes de codes et qui ne fait une pause que pour se lancer dans une partie de Donjons et Dragons. Jadis, donc, le geek, c’était la grosse tête, le naze, moche et coincé. Pffff… Inutile de souligner que ce casse-pieds avait peu d’amis (et à coup sûr pas de copine) ; sa vie était une misère sociale.

Mettez vos clichés de côté. D’une injure de cour de lycée, le stéréotype a évolué vers le terme générique d’un mouvement culturel. Le geek a été piqué par une araignée radioactive et s’est métamorphosé en superhéros. Oui mais, c’est quoi alors un geek ? Se risquer à une définition s’avère périlleux. On pourrait faire hurler les geeks, les vrais. D’emblée, une précision : il ne suffit pas de consommer tous les gadgets high-tech pour rejoindre la tribu geek. D’ailleurs, ses membres ne se distinguent pas par leurs choix musicaux, leur coiffure ou même leurs fringues – quoiqu’ils puissent être trahis par leurs tee-shirts. En tout cas, on ne les repère plus grâce à leurs lunettes cul-de-bouteille. Autre détail : personne ne choisit d’être geek. On le devient. A cause d’un livre, d’un film, d’un dessin animé.  » Quand j’ai vu Albator, j’étais foutu « , reconnaît Sammy, 32 ans, cameraman, fou de cinéma de genre et de jeux vidéo. Mais retenez ceci : notre énergumène est calé en informatique – il bidouille presque tout avec presque rien – ou dans les sciences dures, fan d’innovations technologiques, de comics, de séries télé ; ne pouvant se passer des jeux vidéo, des jeux de rôle ; bref, le geek a-do-re se plonger dans des mondes imaginaires (ceux de la SF et de l’ heroic fantasy). Chez nous, il a été biberonné par le Club Dorothée, Goldorak et les animés japonais. Il kiffe Kaamelott et lit aussi Bernard Werber. En gros, tout ce qui fait la cyberculture, sans vraiment de hiérarchie, sans forcément tout  » avaler « .

Mais le geek révèle, surtout, un côté tête à claques, désosseur obsessionnel, qui peut très vite le rendre indigeste. Il devient intarissable lorsqu’il s’agit de débattre de l’esthétique des nombres premiers qui ne sont divisibles que par eux-mêmes et par l’unité. Il affiche une culture encyclopédique, un amour du détail hors du commun à propos de sujets sans intérêt pour le commun des mortels : Conan le Barbare, Silent Hill, Clerks 2, Wow… qu’il connaît par c£ur.  » Je crois que les gens appellent quelqu’un geek quand il se met à trop parler de sa passion qui n’intéresse pas la plupart des autres « , observe Cookie, 34 ans, fascinée par la culture nipponne. La jeune femme a poussé le vice jusqu’à apprendre le japonais pour suivre en VO des mangas. Elle s’est aussi mise au cosplay, contraction des mots anglais costume et playing. La pratique consiste à concevoir le costume d’un personnage de manga ou de jeu vidéo, puis à parader sur scène sur une chorégraphie, lors de concours et de festivals. Dans son appart, une collection de figurines Mon Petit Poney, les intégrales de Juliette je t’aime, Ulysse 31, Charlotte aux fraises, Très cher frère, Star Trek…  » J’ai appris l’anglais avec Dr. Spock « , confie-t-elle. Car être geek exige un engagement total :  » C’est une culture qui se travaille.  »

Geek et fier de l’être

Certains sont si atteints qu’ils en viennent à faire une croix sur la vie, qu’ils appellent IRC ( in real life). Comme Christophe, 30 ans, informaticien, créateur de logiciels. Il a passé deux ans déconnecté du monde. Hors de son enveloppe humaine. Le guerrier virtuel appartenait à une guilde de l’univers de World of Warcraft, le plus joué des jeux MMORPG, sigle de massively multi-player online role-playing game ou jeu de rôle massivement multijoueur.  » C’est un engrenage. On devient essentiel au groupe, au jeu qui nécessite un vrai investissement : les autres comptent sur vous, comme dans un club de sport. Il m’est arrivé de ne pas jouer parce que je n’avais pas quatre heures devant moi.  » Son agenda virtuel est surchargé ; sortie du jeu, sa vie sociale se réduit presque à néant.  » Au sein de la guilde, la vie est dense : échanges, entretiens, rencontres entre joueurs ; les liens n’en sont pas moins virtuels « , précise Christophe.

Hier, il régnait un mépris pour cette culture décalée. Aujourd’hui, cette sous-culture de fans a pris sa revanche. Et de hors-normes, les geeks sont devenus tendance et tout à fait fréquentables.  » Le geek, c’est un nerd qui n’a plus peur de sortir ! Pourquoi ? Parce que ce n’est plus une tare « , plaisante Maxime, 27 ans, réalisateur et dessinateur.  » Avant, nous étions une énigme. Il y a trois ans, je n’aurais pas dit que j’étais geek. Maintenant, c’est plus facile et nous sommes un peu mieux compris. Oui, je suis geek et fier de l’être « , sourit Christophe. Quelque chose a donc bien changé. D’abord, les geeks ont pris le contrôle des machines, ont envahi la Toile, se sont connectés en réseau.  » Ado, je passais pour un allumé, j’étais mis sur le côté, et il n’y avait aucun mec avec qui parler de mes centres d’intérêt. Avec le Net, c’était extraordinaire : enfin un endroit où je pouvais trouver des gens qui me ressemblent. Je n’étais plus seul ! « 

Avec le Web, la tribu a grossi à vue d’£il, pour former une communauté mondiale. Les geeks s’en réclament. Au point d’affirmer qu’ils reprennent les affaires et les filles à leur compte.  » Les geeks ont accédé aux grandes responsabilités. Ils sont devenus des leaders d’opinion « , assure Sammy. Les geeks sont partout.  » Notre société est de plus en plus formatée et fliquée, et la seule contestation vient de cet univers « , affirme Christophe. Ils plaident pour les logiciels libres, dénoncent les lois interdisant le téléchargement. Car la liberté est au c£ur de l’esprit geek.  » Notre idéal réside dans la liberté complète au niveau technologique. C’est pourquoi un vrai geek utilise Linux, pas Windows.  » Microsoft symbolise, en effet, tout ce que les geeks détestent : une position hégémonique et des stratégies de protection  » illégales « . Les geeks, ce sont aussi des antiréac, des résistants, des consuméristes : ils prônent la gratuité et le partage des connaissances.

Et voilà qu’ils s’érigent en héros de séries télé, potentiellement sexy. De Chuck, qui bosse dans un magasin d’électroménager et devient un super-espion poursuivi par les agents fédéraux et les terroristes, au Big Bang Theory qui met en scène le quotidien de deux geeks chercheurs en physique, en passant par Charlie Eppes, mathématicien écervelé, débauché par le FBI dans Numbers, qui supplante l’archétype du flic viril. Du coup, la télé-réalité s’est précipitée sur le phénomène : Beauty and the Geek (diffusé en Belgique sur AB3), un programme où les reines de beauté et les geeks font équipe. Ou enfilent le costume des superhéros hollywoodiens, comme Die Hard 4 : Retour en enfer et Transformers. Cela sans doute grâce à des geeks aujourd’hui célèbres, qui ont considérablement £uvré pour la cause, en assumant leur identité geek : Quentin Tarantino, George Lucas, Kevin Smith, Sam Raimi, Zach Snyder, Peter Jackson, J.J. Abrams… Eux aussi ont grandi dans le culte du Seigneur des anneaux, ont lu des comics, ont joué au Commodore 64… Auxquels se plieraient les studios et les chaînes de télé (en tout cas, les artistes geeks font du chiffre). Car, en dominant la Toile, les geeks sont capables, en quelques clics, de propulser une nouvelle série ou un nouveau film au rang de must see de l’année. Ou de le plomber.  » Nous sommes le dernier rempart contre l’abrutissement de masse, affirme Sammy. Un vrai geek ne fait pas partie du troupeau, ne fonce pas vers les produits de consommation parce qu’on fait du matraquage publicitaire. Au contraire, le geek résiste à la bêtification et à l’aseptisation de la culture.  »

Le geek est une source digne de confiance

 » Qui sont les hommes les plus puissants et les plus riches du monde ? Barack Obama et Steve Jobs, des geeks en puissance « , se réjouit Christophe. Le pouvoir tente aussi de les charmer, comme l’a fait le président américain lors de sa campagne très geek. Barack Obama a vite compris qu’il ne pouvait pas faire sans eux et leur pouvoir de communication 2.0.  » Obama écoute la communauté et il s’entoure de geeks, comme Chris Hughes, cofondateur de Face-book « , affirme Christophe. Récemment, Barack Obama a gratifié l’acteur Leonard Nimoy, alias Dr. Spock, du salut vulcain. Il sème les indices : il est accro à son BlackBerry, fan de comics, collectionneur de Spiderman et de Conan le Barbare : des archétypes suprêmes chez les geeks ! Le magazine geek de référence, Wired, et le blog GeekDad l’ont ainsi sacré  » geek in chief « . Les politiques belges suivent mollement le mouvement et se contentent de se raconter sur Facebook ou Twitter (Jean-Michel Javaux, malgré les apparences, n’est pas un geek).

La culture geek est désormais mainstream. Et la pub aussi s’en nourrit. Le geek est ce qu’on appelle dans le jargon marketing un early adopter (un primo-utilisateur), une cible très convoitée. Ce techno addict s’initie déjà aux outils que nous autres, pauvres communicants, achèterons dans deux ans. Il a son petit cercle, ses combines pour découvrir les derniers modèles d’appareils ou de gadgets numériques – les plus maniaques passent commande au Japon et à Hongkong, pays servis en premiers. Les fabricants surveillent donc de près les réactions de ces défricheurs : ils peuvent influencer le destin d’un modèle.  » Les geeks veulent repousser leurs limites technologiques, ils sont toujours à essayer de nouveaux gadgets. Combinez cela avec leur tendance à partager leur opinion sur le Net, presque instantanément à toute personne dans le monde entier – sans oublier que le geek est une source digne de confiance – et il est facile de voir pourquoi ils sont si influents « , déclare Sharon Greene, directeur général de l’agence de conseil Risc International. C’est peut-être là que se niche le vrai pouvoir des geeks.

(1) Comme vous l’aurez sans doute noté, l’introduction est inspirée de la série télé Les Envahisseurs.

SORAYA GHALI

Microsoft symbolise tout ce que les geeks détestent

 » les geeks sont devenus des leaders d’opinion « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire