Gare au jeu de dupes!

Le secteur associatif fait déjà presque partie des meubles de la concertation sociale: les partis et les syndicats ont dû se résigner à leur présence. Avant de les récupérer?

Depuis le 11 septembre, on les voit moins. Ou, plutôt, les projecteurs s’en sont quelque peu détournés, leur préférant des protagonistes plus lointains et, pour l’heure, plus médiatiques. Il n’empêche: les porte-flambeaux des mouvements pour une « autre » mondialisation savent bien qu’ils sont inscrits dans la durée. D’ailleurs, sur le terrain, le monde associatif fait déjà presque partie des meubles. Ce tiers-secteur d’un genre nouveau et foisonnant, né en dehors des « piliers » politiques et syndicaux traditionnels, fait l’objet d’une extrême sollicitude de la part du parti socialiste. Jusqu’il y a peu, seuls les Verts – Ecolo ne tire-t-il pas largement sa pâture et son succès du milieu associatif? – leur vouaient une attention sincère et leur garantissaient un relais politique. Désormais, le PS livre également une cour assidue à ces mouvements sociaux dont il a enfin compris l’importance, au point d’inscrire un « contrat participatif » avec l’associatif au coeur de son université d’été et d’accorder une large place au thème de la mondialisation dans ses Ateliers du progrès. Pareil revirement de la part d’un parti qui, jusqu’ici, n’avait guère daigné transformer ses liens naturels avec les mouvements associatifs en levier d’action politique, est symptomatique: il montre à quel point les problèmes charriés par la globalisation de l’économie et l’effilochage des liens sociaux sont devenus de vrais enjeux politiques. Désormais, ces préoccupations sont sincèrement partagées par un grand nombre d’électeurs et de mandataires de gauche.

Pas d’angélisme, cependant: comme toujours en politique, les nouvelles amitiés déclarées d’Elio Di Rupo relèvent, aussi, de la stratégie. Le président du PS est bien conscient du fait que l’attitude défensive adoptée, depuis la fin des années 80, par son parti, arc-bouté sur la défense des droits acquis et la protection de la sécurité sociale, a perdu sa capacité mobilisatrice auprès des jeunes. Il a bien compris, aussi, qu’à l’heure où le PS – à l’instar de la plupart des partis « traditionnels » – doit faire face à une érosion électorale et à des difficultés de recrutement, ces mouvements représentent un important vivier. Pas question, dès lors, de continuer à laisser à Ecolo le privilège d’être leur seul interlocuteur dans la sphère politique.

Du côté des associations, on se réjouit, bien entendu, de l’intérêt manifesté par le monde politique. Greenpeace, Oxfam, Inter-Environnement, ATD-Quart Monde et, plus récemment, Attac (Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens), pour ne citer qu’elles, n’ont de cesse de tirer la sonnette d’alarme contre les ravages sociaux de l’ouverture des marchés. Comment pourraient-elles ne pas se féliciter d’être officiellement consultées par des responsables politiques conscients qu’il faut écouter ceux qui disposent d’une expertise pratique, qui connaissent la réalité sur le terrain? De même chez Attac: les intellectuels de haut vol qui forment l’ossature du mouvement -parmi lesquels Ricardo Petrella ferait déjà presque figure d’élément folklorique – ne veulent plus voir leur rôle réduit à celui de « simple » aiguillon. Ils veulent, aussi, pouvoir ébaucher des solutions et disposer de relais efficaces dans le champ politique. Le PS ou Ecolo ? Les deux, si possible.

Certes, l’un et l’autre sont, de toute façon, condamnés à décevoir, tant leurs moyens d’action sont limités au sein de gouvernements de coalition. Mais il n’empêche: le temps est révolu où les milieux politiques pouvaient se contenter de reconnaître leur impuissance face aux contraintes de l’économie mondialisée, et assistaient passivement à l’émergence de ces nouveaux mouvements associatifs. Même au sein des partis libéraux, traditionnellement peu ouverts aux corps intermédiaires, on ne parvient plus à masquer l’inquiétude suscitée par la montée en puissance de ces associations nées de la « société civile ». Cette inquiétude se révèle, en l’occurrence, bien mauvaise conseillère: la « Lettre ouverte aux antimondialistes » publiée, le 26 septembre dernier, par Guy Verhofstadt, lequel cumule, jusqu’à la fin de l’année, la casquette de Premier ministre belge avec celle de cchef de file de l’Union européenne, a été fort mal reçue par ses destinataires. Verhofsatdt ne les confondait-il pas avec cette poignée d’extrémistes casseurs de sommets? Avant lui, Louis Michel, le vice-Premier ministre PRL, ne s’était-il pas fendu, dans une interview accordée au journal Le Monde, de propos peu amènes et relativement maladroits au sujet des ONG (Organisations non gouvernementales), accusées de manquer de transparence et de ne bénéficier, de surcroît, d’aucune représentativité électorale (ce qui, en réalité, n’est nullement leur vocation)? Tout cela prouve à la fois l’obligation dans laquelle se trouvent les libéraux de tenir compte de ces nouveaux interlocuteurs, malgré la méconnaissance profonde qu’ils en ont et la méfiance qu’ils continuent à susciter dans leurs rangs.

Concurrence

Le coeur syndical balance, lui aussi, entre fascination, jalousie, méfiance et exaspération. C’est que les associations représentatives des travailleurs assistent, impuissantes et un brin ulcérées, à l’apparition de nouveaux interlocuteurs qu’on tente de leur imposer: le gouvernement n’a-t-il pas, par exemple, invité les représentants d’ATD-Quart Monde à la table ronde sur la sécurité sociale? N’a-t-il pas également enjoint le Conseil central de l’économie, qui était jusqu’ici le salon réservé des partenaires sociaux traditionnels (patrons et syndicats), de s’ouvrir aux associations? Face à cette « institutionnalisation » du tiers-secteur, les syndicats se sentent reniés, désavoués, mis au rancart à cause de leur appartenance à l’establishment politique. Comme si la « société civile », vivante et légitime, vivait en-dehors d’eux.

Et, à vrai dire, il y a un peu de cela: les syndicats traditionnels fonctionnent encore autour de vieux clivages socio-économiques et de la valeur travail, encourageant la défense d’intérêts corporatistes. Des clivages par rapport auxquels les citoyens s’identifient de moins en moins: les travailleurs ne sont-ils pas, aussi, des consommateurs de justice, de soins de santé et d’aliments qu’ils voudraient plus sains ? Ne sont-ils pas, aussi, préoccupés par la pauvreté et l’indispensable solidarité ? « C’est terrible de voir la lenteur avec laquelle nous intégrons les changements », avouait un syndicaliste au lendemain de l’affaire Sabena. Voilà bien un autre travers syndical, et il est de taille: cette lenteur, qui va de pair avec une rigidité, la peur de la différence, un manque de souplesse envers des interlocuteurs potentiels, considérés comme des rivaux (tels les pilotes de l’ex-Sabena, rassemblés au sein d’une organisation non reconnue) plutôt que comme des alliés de la force desquels on pourrait tirer profit. Autant de handicaps qui, au regard du dynamisme, de l’inventivité et de l’aisance de mobilisation, physique ou électronique, des mouvements antiglobalisation, pourraient bien s’avérer fatals. Cependant, là aussi, les esprits évoluent: à Liège, en septembre dernier, les syndicats « traditionnels » occupaient la tête (bien devant le secteur associatif) de la manifestation antimondialisation organisée en marge du sommet européen. Et bon nombre de permanents de la CSC et de la FGTB militent, plus ou moins activement, au sein d’Attac.

Cela dit, la montée en puissance de ces organisations et l’intérêt relativement nouveau qu’elles suscitent dans les rangs syndicaux et politiques ne sont pas sans danger pour la mouvance « antimondialiste ». Peu au fait des subtilités des « vraies » négociations politiques, sociales et économiques, le secteur associatif pourrait se voir rapidement « récupéré » par les « piliers » traditionnels. Au détriment de tous. Car, ainsi que le relève François Houtart, professeur à l’UCL et directeur du Centre d’études intercontinentales (Cetri), « il faut laisser vivre ce mouvement, le laisser prendre de la maturité. Il y a un temps pour la confrontation, qui permet de construire un rapport de force, et un temps pour la participation. Si on saute la première étape, il n’y aura jamais de vrai dialogue ». Un défi de taille…

I.Ph.

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