» Gardons ‘espoir et le rêve « 

Olivier Rogeau
Olivier Rogeau Journaliste au Vif

Petit vendeur de pastèques dans un village de Kabylie, Mohand Sidi Saïd est devenu, à Manhattan, l’un des grands patrons du géant pharmaceutique Pfizer. Une success-story qui ne lui a pas fait oublier ceux qui souffrent.

Son accent américain trahit son parcours professionnel. Né en Algérie, au pied des montages kabyles du Djurdjura, Mohand Sidi Saïd a gravi, en quatre décennies, toutes les marches au sein de la multinationale pharmaceutique Pfizer, aujourd’hui leader du marché. Sept fois dirigeant de succursales, il a vécu sur tous les continents, notamment à Bruxelles, où il a toujours un pied-à-terre. Devenu, au siège central de New York, l’un des trois présidents opérationnels du groupe américain, il a régné sur un effectif mondial de 150 000 employés. Tel Largo Winch, le héros de BD et de cinéma, il disposait, sur un simple appel, de l’un des jets de l’entreprise, toujours prêt à l’emporter à l’autre bout de la planète. De même, c’est en hélicoptère qu’il se rendait, en quelques dizaines de minutes, à Washington DC, près du secrétariat à la Santé ou du Congrès américain, où il avait de fréquentes réunions de travail et de lobbying.

 » Ces années-là, je travaillais sept jours sur sept et ne m’accordais que quatre à cinq heures de sommeil par nuit « , raconte l’auteur de L’Esprit et la molécule, le récit de sa vie, sorti ces jours-ci (Genèse édition).  » Mes collègues se rappellent les pilules homéopathiques, les essences végétales et autres infusions dont je faisais une grande consommation dans l’espoir de contrer les effets du décalage horaire.  » A l’époque où il devait sans cesse se rendre à Bruxelles, Taipei ou Jakarta, il ne faisait plus la différence entre le jour et la nuit.  » Pour tenir le coup, pas de tabac, très peu d’alcool, du sport ! Ma rémunération était élevée, mais je n’avais qu’un usage partiel de l’argent qui affluait sur mon compte. Je crois n’avoir jamais pris deux semaines de suite de congés dans ma carrière. Ma femme a dû cesser de travailler pour s’occuper de nos trois enfants. Ma fille, l’aînée, est aujourd’hui architecte d’intérieur à Paris. Mes deux garçons sont dans le commerce et l’industrie pharmaceutique, l’un à Beyrouth, l’autre à Dubaï. Je suis fier d’eux et reconnaissant, car je n’ai pas toujours été là au bon moment.  »

 » Mort de cause inconnue « 

Dès l’âge de 6 ans, au village, Mohand était déjà un  » chef  » : chef de famille, par délégation. Son père Hocine avait, en effet, émigré en France pour y chercher du travail. Sa mère, elle, était atteinte d’une tuberculose qui l’éloignait des siens.  » Aîné de trois garçons, j’étais devenu un patriarche avant l’âge, se souvient-il. Il n’y a pas pire douleur que celle de l’absence du père. Le mien ne rentrait au village qu’une fois par an, pour deux ou trois semaines. Déclaré  »mort de cause inconnue » en 1951, je n’ai jamais su s’il s’était jeté dans la Seine, s’il avait succombé à un excès de boisson ou s’il était tombé malade dans les profondeurs de cette mine de charbon du nord de la France où il travaillait dur pour peu d’argent. « 

A 15 ans, sur l’insistance de son entourage, le fils traverse à son tour la Méditerranée.  » Un beau-frère m’a accueilli à Paris. Je partageais une chambre insalubre avec d’autres immigrés. Au bout d’une semaine, transi de froid, désespéré, j’ai délaissé mon boulot de plongeur et suis rentré au village. Je me suis dit : plus jamais ! Les conditions de travail et d’existence étaient indignes d’un pays développé. Cette expérience m’a encouragé à accumuler des connaissances. Le savoir est un prérequis à l’acquisition du pouvoir, à la réussite dans la vie. « 

La rage de vaincre

Vendeur de pastèques et de billets de loterie sur les marchés, Mohand prend, sur le tard, le chemin de l’école, encouragé par un oncle instituteur.  » J’ai appris à lire et à écrire à la lumière d’une bougie.  » L’étude le passionne. Au collège, il a pour professeur le grand écrivain kabyle Mouloud Feraoun, auteur, en 1954, du Fils du pauvre, salué par la critique. Il sera abattu en 1962 à Alger par un commando de l’OAS, quatre jours avant le cessez-le-feu.  » A la maison, mon seul divertissement était la lecture : les poètes français, Flaubert, des romans d’Emmanuel Roblès, l’enfant d’Oran… Je rêvais de devenir avocat des pauvres, des laissés-pour-compte. Mais, dans le contexte troublé de la guerre d’Algérie, mes études ont été plusieurs fois interrompues. J’ai été écrivain public. J’ai ensuite été engagé à la poste dans ma région, puis à Alger.  »

L’orphelin y rencontre, à 27 ans, un cousin médecin revenu d’Espagne, qui le présente à l’un de ses amis, un pharmacien, alors directeur de la succursale algérienne du laboratoire Pfizer.  » Pour être pris comme délégué médical, j’ai étudié jour et nuit les planches d’anatomie et de bactériologie et tout ce que l’on pouvait connaître sur les maladies respiratoires, spécialité de la société.  » Superviseur de la force de vente, il devient, en 1969, directeur du marché algérien, avant de poursuivre son ascension au sein du groupe, en Afrique francophone, puis à Nairobi, à Casablanca, au Caire, à Vitrolles, à Bruxelles…  » Il faut de la persévérance et de l’envie pour s’en sortir, et même la rage de vaincre. A ceux qui désespèrent de la société ou doutent d’eux-mêmes, je dis que rien n’est jamais écrit. Deux ingrédients composent le cocktail de la réussite : l’espoir et le rêve. « 

En Afrique, dans les années 1970, il met en place, dans sa société, un programme d’africanisation des cadres qui fait grand bruit.  » Les milieux d’affaires occidentaux estimaient préférable d’expatrier des cadres blancs pour protéger le business d’éventuels antagonismes tribaux. Voilà comment on perpétuait l’ordre ancien, hérité du temps des colonies.  » Mohand Sidi Saïd implique aussi son entreprise dans des actions humanitaires, en direction des orphelins, des jeunes handicapés… Aujourd’hui retraité, il est plus que jamais engagé dans des opérations philanthropiques. Il a créé une structure destinée à encourager la levée de capitaux pour de jeunes sociétés de biotechnologies centrées sur le sida, les cancers, l’ostéoporose.

La recherche et les malades

Un aspect nettement plus ardu et ingrat de son métier aura été la protection des brevets pharmaceutiques, enjeu d’âpres négociations avec les gouvernements africains et asiatiques. Pour l’industrie pharmaceutique, les prix souvent élevés des médicaments et l’exclusivité induite par les brevets sont les conditions sine qua non de la pérennisation de la recherche. Sans profit, pas d’innovation. Mais pour des dirigeants de pays du Sud et les ONG, le système des brevets crée des monopoles. De nombreux traitements ne sont dès lors pas accessibles aux pauvres et même aux classes moyennes dans des Etats sans couverture sociale.  » On peut comprendre les deux positions. Il faut protéger les découvertes. La recherche est longue, coûteuse et risquée. J’ai une grande admiration pour les travailleurs de l’ombre voués à l’étude de nouvelles molécules. Les brevets stimulent la recherche et sauvent des vies. Doit-on pour autant abandonner les millions de malades qui ne peuvent s’offrir un traitement coûteux ? « 

Lors du long bras de fer juridique entre l’industrie pharmaceutique et l’Afrique du Sud, qui avait abrogé la loi sur la protection des brevets, Mohand Sidi Saïd a poussé son groupe à se dissocier de l’action légale envisagée par les autres firmes. Cette guerre lui semblait non seulement injuste, au moment où la priorité était la lutte contre le sida, mais aussi nuisible à l’image des laboratoires.  » Hélas, l’industrie n’a pas tiré les leçons de ces déboires. J’en veux pour preuve le procès entamé par un groupe pharmaceutique [NDLR : Novartis] contre le gouvernement indien en vue de faire breveter un dérivé du Glivec, utilisé dans le traitement de la leucémie. La Cour suprême indienne doit se prononcer en juin prochain, au terme de plusieurs mois d’auditions. En cas de victoire de la firme suisse, que deviendront les 30 000 patients indiens victimes de cette affection ? Qui pourrait payer le coût du traitement, autour de 30 000 dollars ? Ce procès ne sert ni les intérêts du labo, dont l’image est déjà ternie, ni ceux de l’industrie. « 

VOIR AUSSI L’INTERVIEW EN VIDÉO SUR IPAD ET SUR WWW.LEVIF.BE

OLIVIER ROGEAU

 » Je rêvais de devenir avocat des pauvres « 

 » Les brevets stimulent la recherche et sauvent des vies « 

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire