Forêt Wallonne

Un insecte aux moeurs imprévisibles s’attaque aux hêtres de Wallonie, causant d’énormes dégâts. Une véritable course contre la montre s’est engagée pour en venir à bout

De la simple sciure. Un minuscule et dérisoire filet de sciure, en dessous d’un orifice à peine visible à l’oeil nu, creusé dans le tronc de l’arbre. Depuis plusieurs mois, cette découverte obsède les forestiers du sud du pays. Car la cicatrice ne trompe pas: elle indique la présence d’un coléoptère qui, du haut de ses trois millimètres, parvient à réduire à néant, en quelques mois, la croissance d’un hêtre, l’une des essences reines de la forêt wallonne et un fantastique témoin de la vitalité de la nature.

Au début du printemps, le scolyte – c’est son nom – creuse des galeries d’une dizaine de centimètres de profondeur, où la femelle dépose ses oeufs. Mais ce mince conduit ouvre la porte à des champignons qui, associés à la redoutable bestiole, affaiblissent l’arbre petit à petit. Au bout de quelques mois, il perd son écorce et se couvre de taches noires, de mousses et de champignons. Du coup, il perd presque toute valeur commerciale. L’automne dernier, des grumes qui auraient dû se vendre 6 000 francs le mètre cube ont été bradés sur le marché à… 500 francs.

L’année dernière, la Division de la nature et des forêts (DNF) a recensé 250 000 mètres cubes de bois frappés par l’insecte et, de ce fait, quasiment invendables. Ce chiffre représente à peu près le rendement annuel de la hêtraie wallonne « soumise », c’est-à-dire celle qui appartient aux pouvoirs publics (communes, provinces, CPAS…) (1). Mais, en ce début du mois de mai, les estimations quant au bois invendable grimpent allègrement entre 500 000 et 1 million de mètres cubes, selon le ministère wallon de la Ruralité! Or l’ensemble des hêtres sur pied, au sud du pays, est évalué à 14 millions de mètres cubes. C’est donc bien le « capital » de la hêtraie wallonne qui est entamé, et plus seulement ses intérêts! Le coût de ces dégâts s’élèverait ainsi à un montant compris entre 3 et 5 milliards de francs, ce qui a poussé le ministre wallon de la Ruralité, José Happart, à réclamer l’intervention du Fonds des calamités.

A Florenville, Bertrix, Chiny, Herbeumont, et jusqu’à Gedinne, Beauraing et Saint-Hubert, on avoue être dépassé par la situation. Certains « triages » (surfaces administratives forestières) sont touchés à 95 % par le scolyte. Une partie de la Gaume, de même que les plateaux ardennais situés à une altitude supérieure à 250 mètres, semblent frappés. Particulièrement inquiétant: on croyait jusqu’à présent que le scolyte s’attaquait exclusivement aux arbres affaiblis ou malades. Erreur! Depuis un mois, les forestiers constatent que l’insecte s’intéresse aussi aux arbres sains. C’est du jamais-vu, même pour les entomologistes (spécialistes des insectes) les plus réputés.

Les scientifiques l’avouent du bout des lèvres: véritable douche froide, cette découverte laisse la porte ouverte aux hypothèses les plus pessimistes. Y compris celle de voir les redoutables Trypodendron domesticum et Trypodendron signatum – les noms scientifiques des scolytes concernés – envahir les hêtraies situées à une altitude plus basse (et, peut-être, jusqu’en forêt de Soignes) ou s’en prendre à d’autres essences, jusqu’ici épargnées. Après tout, ces insectes, « dopés » par les 250 000 mètres cubes de bois endommagés l’année dernière, pourraient bien adopter des moeurs totalement inconnues dans la littérature scientifique.

Pas forcément plus rassurante, une autre hypothèse – jugée plus plausible – consisterait à admettre que les arbres attaqués depuis un mois ne seraient pas aussi sains qu’on le croyait. « Les hêtres ont été durement secoués par les tempêtes de 1984 et 1990, explique Jacques Rondeux, professeur de gestion et d’économie forestière à la Faculté universitaire des sciences agronomiques de Gembloux (FUSAG). Beaucoup ont été « soulevés » par le vent, sans tomber pour autant. C’est peut-être un élément explicatif, parmi d’autres, d’un traumatisme qui serait passé inaperçu jusqu’à présent. Mais on ne peut pas exclure d’autres facteurs, comme les perturbations climatiques ou – moins probable – les carences du sol en éléments nutritifs. »

Aux yeux du professeur gembloutois, deux choses semblent acquises. Primo, le problème des scolytes n’est pas à mettre, jusqu’à nouvel ordre, sur le compte d’une forêt trop peu « naturelle » ou d’une mauvaise gestion de l’écosystème forestier. Une forêt saine et non gérée par l’homme n’est pas à l’abri de tels traumatismes (2), qui contribuent à son rajeunissement. A ce titre, l’invasion de scolytes ne constitue pas une catastrophe écologique au sens strict, mais bien un « accident de la nature » et, bien sûr, un désastre économique (certaines scieries seraient au bord de la faillite). Secundo, le retrait brutal de centaines de milliers de mètres cubes de bois des forêts va créer, sur le terrain, une profonde déstabilisation de l’écosystème. Au-delà de l’urgence à combattre les scolytes, il faut donc, sans tarder, réfléchir également à une politique de replantation. De hêtres ou… d’autres essences.

En attendant, la lutte s’organise tant bien que mal. Jusqu’à présent, on se contentait de sortir à la hâte les bois endommagés de la forêt, pour éviter qu’ils servent de « nids » à insectes. Las! L’hiver n’a pas suffi pour ce travail de titan, rendu bien difficile par la pluie et la boue. Aujourd’hui, il faut aller plus loin, plus vite, et établir de véritables cordons sanitaires autour des noyaux contaminés. Une recherche scientifique de l’ULB et de la FUSAG a été commandée à la hâte par la Région wallonne. Elle devrait déterminer s’il est possible de réaliser des « pièges » à scolytes, grâce à des substances volatiles attractives comme les phéromones ou des dérivés de l’éthanol. Issu de la décomposition du bois, ce dernier semble plaire à l’insecte. Concentrés sur ces pièges, les scolytes pourraient alors être détruits plus facilement au moyen d’insecticides. « Le scolyte nous réserve peut-être de nouvelles surprises désagréables, explique Jean-Claude Grégoire, chargé de cours au département de biologie animale de l’ULB. Comme celle de pouvoir se reproduire une seconde fois dans l’année. Si cela devait être le cas, le piégeage deviendrait une nécessité vitale. Et urgente. » Autre objectif: tenter de quantifier l’ampleur exacte des attaques de scolytes. Dans quelques jours, la FUSAG entamera, à cette fin, l’examen de 300 zones sensibles via l’observation minutieuse de chaque hêtre.

Dans les communes forestières, dont le budget est largement dépendant de la vente de bois, on commence à pulvériser les arbres abattus avec des pyrèthrinoïdes, des insecticides déjà utilisés auparavant contre d’autres types de ravageurs. A l’époque, certaines voix s’étaient inquiétées d’une possible intoxication des poissons et des amphibiens, malgré la réputation qu’a produit d’être facilement dégradable par la microflore du sol. Mais ce n’est pas le seul débat ouvert par le scolyte. Jugeant insupportables les menaces qui pèsent pour de longues années sur leurs rentrées financières, des communes luxembourgeoises revendiquent davantage d’autonomie pour gérer « leurs » forêts comme elles l’entendent. C’est-à-dire avec une influence moindre de la Division de la nature et des forêts (DNF), jugée trop bureaucratique en temps de crise. C’est sûr: le scolyte ne laissera pas de cicatrices que dans les écorces et les aubiers.

(1) 80 % de la hêtraie wallonne appartient aux pouvoirs publics.

(2) A l’automne 1998, la succession de températures douces, puis d’un gel subit associé à des vents d’est froids, aurait joué un rôle clé dans l’affaiblissement de ces arbres.

Philippe Lamotte

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