Waad al-Kateab en plein tournage dans Alep-Est, avant que les rebelles n'en soient délogés fin 2016. © WAAD AL-KATEAB

« For Sama » et la réalité

Encensé par la critique, le documentaire For Sama sur la guerre en Syrie contient aussi ses omissions et ses zones d’ombre. Mais le regard qu’il porte sur le réel n’en fait pas forcément un film de propagande.

« Inoubliable », « indispensable »: les éloges fusent pour For Sama, de Waad al-Kateab, coréalisé avec le Britannique Edward Watt, qui vient de sortir en Belgique, après avoir été primé à Cannes en 2019 (1). Ce documentaire sur la guerre en Syrie emporte l’adhésion par son émouvant contraste entre la violence des bombardements et la tendresse d’une mère pour sa fille. Toutefois, on n’y voit que des civils, jamais les combattants. La justesse d’une cause autorise-t-elle à occulter les aspects dérangeants? De plus, la réalisatrice parle de « liberté retrouvée » en zone rebelle, alors que des djihadistes y faisaient la loi.

Toute manipulation du réel ne débouche pas forcément sur celle du spectateur.

Rappelons le synopsis: en 2011, des manifestations éclatent en Syrie contre le régime en place. Elles sont réprimées dans le sang. Une rébellion armée surgit, qui finit par s’emparer de la partie orientale d’Alep, la deuxième ville du pays. Waad al-Kateab, 20 ans, commence à filmer les événements. Fin 2016, le secteur est écrasé par les bombes larguées par l’aviation russe et syrienne. La dernière poche est vaincue. En vertu d’un accord, les militants et leurs familles sont acheminés vers la province d’Idlib, tenue par d’autres groupes rebelles. Y compris Waad, son mari médecin Hamza et leur fille Sama, née au coeur de la guerre.

« Vision unilatérale »

 » For Sama est de loin la meilleure réponse à tous les propagandistes du Kremlin et de Damas », explique un collectif d’exilés syriens. D’autres renvoient l’accusation. « Ce film, ce n’est pas du journalisme professionnel, mais une vision unilatérale. Les enfants tués, il y en a eu du côté du régime aussi », rétorque Issa Touma, qui habite à l’ouest d’Alep, du côté loyaliste, où les roquettes rebelles ont aussi fait leur lot de victimes et de destructions, même si ce fut dans une bien moindre mesure. Issa Touma a été primé à Londres pour un court métrage, 9 days – From My Window in Aleppo (2016), où l’on voit comment, du jour au lendemain, des islamistes armés ont pris position dans sa propre rue.

Issa Touma doute aussi de la vraisemblance de certaines explosions dans des scènes du film. D’autres évoquent le cas du mari de Waad, le docteur Hamza al-Khatib – un pseudonyme en hommage à l’adolescent torturé à mort dans une prison du régime, au tout début du conflit -, qui dirigeait l’hôpital local. Ils mettent en cause ses liens présumés avec des auteurs d’exécutions sommaires, dont il n’aurait jamais fait mention. Pour lui, la politique n’était jamais loin du bistouri: on peut le voir sur une chaîne YouTube (entre-temps disparue) de son épouse, où il appelle à « unifier les révolutionnaires ».

Les résistants anti-Assad réfutent en bloc tout lien avec les djihadistes. « C’est l’Armée syrienne libre (ASL) qui contrôlait notre zone, y compris l’hôpital et nos habitations, et ils avaient une vision libérale et laïque, contre-attaque Ahmad-Mojahed Attar, un proche du couple, qui étudie aujourd’hui le cinéma à la Sorbonne à Paris. Durant les six mois de siège effectif, on comptait environ 10 000 soldats de l’ASL et seulement 200 extrémistes d’al-Nosra (NDLR: lié aux terroristes d’Al-Qaeda). Entre les deux, on trouvait le groupe rebelle d’Ahrar al-Cham, avec une vision musulmane moderne. Et Daech était parti depuis janvier 2014. »

Pourtant, après la réunification d’Alep, des témoins ont cru voir un drapeau d’al-Nosra peint sur le mur de l’école toute proche de l’hôpital. « Possible, mais on a peut-être confondu avec une devise religieuse, se défend Ahmad. En tout cas, les écoles n’ont jamais été utilisées par des groupes militaires tant qu’elles accueillaient des enfants. » Et comment les rebelles se sont-ils procuré des armes? « On a commencé à se battre avec des Kalachnikov acquises légalement. Des points de contrôle du régime sont tombés et des militaires ont rallié le mouvement, et c’est ainsi qu’ils ont récupéré des armes. »

C’est surtout l’aide occidentale, saoudienne, turque et qatarie qui a permis aux rebelles de tenir un aussi long siège: on est loin de « l’immobilisme international » dénoncé par Waad. Les rebelles tenaient-ils la population en otage? « Il restait encore 400 000 habitants, sur les deux millions avant la guerre, la plupart étant les militants et leurs familles, et ceux qui n’avaient pas les moyens de partir. D’autant que des snipers du régime se trouvaient près de la ligne de front. »

Waad et Ahmad ont réalisé des reportages pour des médias européens, tout en se déclarant activistes. Est-ce vraiment compatible? « Nous avons reçu des formations sur le fait qu’il ne fallait pas mélanger journalisme et militantisme », déclare Ahmad.

Un docu, c’est un parti pris

« L’histoire du documentaire montre que c’est le point de vue qui prime, et non l’objectivité, tente de rassembler Jeremy Hamers, chargé de cours en cinéma documentaire et littératie médiatique (ULiège). Un documentaire de 52 minutes, c’est souvent entre 30 et 60 heures de rushes. Après le tournage, qui est déjà affaire de choix, on sélectionne encore ses plans, de façon à produire un effet sur le spectateur. C’est donc le reflet d’un ou plusieurs partis pris. » Or, For Sama a été monté à partir de plus de 500 heures de rushes…

La réalisatrice le reconnaît elle-même: « Peu à peu, j’ai compris qu’il fallait que le film reflète avant tout ma subjectivité, mon point de vue sur les choses », a-t-elle déclaré dans Focus Vif (numéro du 22 octobre dernier). « C’est ce qui fait la force du documentaire, enchaîne Jeremy Hamers. Un regard n’est pas l’autre. On peut l’opposer au reportage, basé sur un contrat tacite avec le spectateur qui lui garantirait une information objective, ce qui est tout à fait illusoire. On peut tout au plus tendre vers l’objectivité. C’est pourquoi je préfère de loin le documentaire qui assume son regard sur le réel. Et For Sama le fait d’entrée de jeu, puisque Waad nous parle d’un journal qu’elle adresse à sa fille. »

For Sama ne peut donc être catalogué de film propagandiste: « Toute manipulation du réel ne débouche pas forcément sur celle du spectateur, conclut le professeur. La manipulation intervient dès le moment où un film se fait passer pour un reflet authentique, univoque, objectif, du réel. Or, ce film échappe, me semble-t-il, à ce risque. Il s’agit avant tout d’une histoire d’amour, ce qui l’éloigne d’emblée de toute prétention à une objectivité désincarnée. »

(1) Disponible sur la plateforme de streaming Ciné chez vous de soutien aux cinémas belges.

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