Flamands – Wallons Le couple raté

Pierre Havaux
Pierre Havaux Journaliste au Vif

Une belle bande de refoulés, de frustrés et de complexés, ces Belges ! Les experts du vécu sont formels : Flamands et Wallons ont raté leur vie de couple. Cent quatre-vingts ans de vexations, de malentendus, de non-dits, de rendez-vous manqués ont eu raison des meilleurs sentiments. Le Vif/L’Express explore un pays qui a mal vieilli.

Ils font peine à voir, allongés côte à côte sur le divan. Penchés sur eux, en blouse blanche de circonstance : des historiens, politologues, psys, philologues. Perplexes, face à ces francophones et ces Flamands occupés à se regarder en chiens de faïence.

C’est grave, docteur ? Plutôt, oui. Le couple belge bat de l’aile. Il se remet lentement de sa dernière querelle de ménage. Un enfer : il en a fait un blocage politique, pendant plus de cinq cents jours. Cent quatre-vingts ans de vie commune à deux doigts de voler en éclats.

Il faut dire que le mariage des Belges, autorisé sans joie par les puissants voisins européens, a toujours eu un côté forcé. Il aurait pu virer au grand amour. La  » love story  » a tourné court.

Aussi destructeur que la haine, il y a l’indifférence. Wallons et Flamands ne semblent plus avoir grand-chose à se dire, à partager. Les élans spontanés de communion ? Rares. Souvent limités aux gradins d’un stade de foot, pour vibrer aux exploits, rares aussi, des Diables rouges. La fierté nationale ? Au niveau plancher.

 » Les deux groupes ne partagent tout simplement pas les mêmes références historiques « , vient de diagnostiquer un groupe de spécialistes qui s’est porté au chevet du couple en crise (1).

Avant eux, d’autres experts du vécu ont déjà appuyé là où ça fait mal. Historiens à l’ULB et au CEGES, Chantal Kesteloot et José Gotovitch ont pointé les effets dévastateurs des deux guerres mondiales. 14-18, puis 40-45 ont achevé de brouiller à mort les deux partenaires (2).

Depuis lors, il y a des sujets dont on ne parle jamais à table, sous peine de déclencher une crise d’hystérie. La dernière remonte à un an exactement.

Mai 2011 : le Vlaams Belang remet le couvert sur l’amnistie. Sa énième proposition de dédommager les ex-collabos et leurs descendants passe la rampe du Sénat, avec le coup de pouce inattendu des autres partis flamands ; le ministre de la Justice, Stefaan De Clerck (CD&V), laisse échapper le mot  » oubli  » en croyant plaider l’apaisement ; les francophones s’étranglent. Le soufflé retombe aussi sec : la proposition, frappée du sceau d’infamie, a rejoint ses versions précédentes dans les oubliettes du Sénat.

Flamands et Wallons ont au moins un point commun : la mémoire qui ne flanche pas. Et la rancune tenace.

Une kyrielle d’£ufs à peler leur reste sur l’estomac. Plutôt que de crever l’abcès, ils ont toujours préféré jouer les martyrs. Quitte à se rendre la vie impossible :  » Les deux groupes se voient comme des victimes : les Flamands comme les victimes d’arrogants francophones ; les francophones comme les victimes d’une Flandre dominante et nationaliste « , épingle le collectif de spécialistes dans son travail fouillé sur la santé mentale des Belges.

Il aurait fallu un Etat digne de ce nom pour jouer au médiateur de conflits. Il s’est rendu coupable de non-assistance à pays en danger. Pas un geste de réconciliation, jamais l’esquisse d’une main sincèrement tendue vers l’autre.

Encore heureux que, dans leur malheur, Flamands et francophones n’en soient jamais venus aux mains jusqu’à commettre l’irréparable. En revanche, des éclats de voix et des bris de vaisselle, il y en a eu à la pelle.

L’histoire de Belgique, c’est une tragédie nationale qui n’en finit pas d’empiler les actes. L’épilogue reste à écrire. Le suspense reste entier. L’équipe dirigée par le psychologue Olivier Luminet (UCL-ULB) se hasarde à livrer le remède : sans une lecture commune du passé, point d’avenir possible pour les Belges. Trop tard pour que la potion soit magique.

(1)  » Belgique – België : un Etat, deux mémoires collectives ? « , sous la direction d’O. Luminet, éd. Mardaga.

(2) J. Gotovitch et C. Kesteloot,  » Le décret Suykerbuyk et l’enjeu de l’amnistie « , L’Homme et la société 1/2006.

PIERRE HAVAUX

L’amnistie : le sujet dont on ne parle jamais à table

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