Fiscalité

Laurence Van Ruymbeke
Laurence Van Ruymbeke Journaliste au Vif

Après l’impôt sur les personnes physiques, l’impôt des sociétés n’échappera pas à la réforme fiscale. Certains régimes préférentiels sont dans l’oeil du cyclone. Du passé, faisons table rase ? Voire…

Dans le dictionnaire, le mot holding est logé entre holà et hold-up. La coïncidence est amusante, à l’heure où le débat sur la non-taxation des plus-values sur participations agite les milieux politiques et syndicaux. Plutôt discrets de nature, les holdings se retrouvent du coup sous les projecteurs de l’actualité pour avoir profité sans vergogne des largesses de la loi, quitte à priver, tout à fait légalement, les finances publiques d’appréciables recettes.

Explications. Depuis un rafraîchissement légal datant d’octobre 1991, les entreprises qui réalisent des plus-values (bénéfices sur actions) sur les participations qu’elles détiennent dans leurs filiales sont exonérées d’impôts sur ces montants. A condition qu’ils aient été taxés en amont. Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas le droit européen qui a imposé à la Belgique d’agir de la sorte. C’est donc d’initiative qu’au début des années 90 le gouvernement a opté pour l’exonération sans conditions de ces plus-values, contrairement à plusieurs pays européens qui ont opté pour une législation fiscale nettement plus contraignante. « Le principe consistait à ne pas taxer des plus-values qui trouvaient leur origine dans le bénéfice d’une filiale ayant déjà subi l’impôt », explique un fonctionnaire des Finances.

D’autres raisons ont poussé la Belgique à opter pour cette législation fiscale. Jusqu’en 1991, les entreprises enregistrant des moins-values (c’est-à-dire des pertes) étaient autorisées à les déduire fiscalement. A titre d’exemple, en 1992, les moins-values déclarées atteignaient 57 milliards de francs, tandis que les plus-values ne dépassaient pas 38 milliards. Le Trésor était donc perdant dans l’aventure. En inversant sa politique de taxation des plus-values, le gouvernement comptait donc récupérer ses billes. Il souhaitait aussi rendre le pays plus attractif et plus compétitif par rapport aux Pays-Bas et au Luxembourg. « La mesure était clairement destinée à attirer des investisseurs en Belgique et à satisfaire les holdings », avance Jean-Marc Delporte, administrateur général adjoint aux Impôts, proche du PS.

490 milliards en 1999

Sur le terrain, la formule a connu un succès croissant, et c’est peu dire. De 38 milliards de francs en 1992, les plus-values exonérées sont passées à 524 milliards en 1998 et à 1 246 milliards en 1999. Les 2 000 milliards devraient être atteints en 2000. Si ces montants avaient été frappés d’un taux d’imposition classique d’environ 40 %, la seule année 1999 aurait rapporté, sur papier, 490 milliards de francs aux finances publiques. Diable!

Certes, le climat boursier, favorable jusqu’au printemps 2000, et la vague des rapprochements entre entreprises qui ont marqué les années 90 expliquent en partie l’impressionnante croissance des plus-values. Mais il y a autre chose. « Les entreprises étrangères, sachant qu’elles échapperaient à cette forme d’impôt en s’installant ici, ont profité du système », constate un fonctionnaire des Finances.

Tandis que certains milieux politiques et syndicaux réclament aujourd’hui une taxation partielle, et sous conditions, de ces gains, d’autres montent au front pour défendre l’actuelle exonération des plus-values. « Sans ce régime préférentiel, un certain nombre d’entreprises ne seraient pas venues s’installer en Belgique », affirme Baudouin Velge, directeur du département économique de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB).

Rien ne dit non plus que ces 490 milliards de francs de recettes fiscales manquées réapparaîtront chaque année, vu l’instabilité des marchés boursiers. « Si on décidait, du jour au lendemain, de taxer les plus-values, ce serait catastrophique, pronostique Christophe Quintard, du service d’études de la FGTB: les entreprises ne déclareraient plus que leurs moins-values. Il faut opter pour des dispositions transitoires. »

Une solution globale

Enfin, les chiffres sont faussés. Car, depuis qu’une éventuelle modification de la législation fiscale est ouvertement évoquée, les entreprises ont pris leurs dispositions. « Elles ont déjà réalisé leurs plus-values pour se mettre à l’abri, gonflant d’autant les chiffres, explique le fiscaliste Thierry Afschrift. Le seul fait qu’on parle de ce projet cause déjà un réel préjudice. »

Les finances publiques sortiraient-elles dès lors gagnantes d’un tel changement de politique fiscale ? Les uns et les autres s’affrontent sur le sujet. « Dans tous les cas, c’est une question d’équité », lance le député Ecolo Gérard Gobert. La FEB, elle, n’en démord pas. « Cela coûtera beaucoup d’argent à l’Etat, assure Baudouin Velge. En outre, la taxation des plus-values sur actions entraîne l’immobilisme des entreprises qui laissent vieillir leurs structures sans réagir. L’Allemagne, qui imposait les plus-values sur actions, vient d’ailleurs de faire machine arrière. »

Pour sortir de ce brouillard, les représentants du parti socialiste au gouvernement ont demandé une étude sur les conséquences d’une telle mesure « dans un cadre plus global ». Ce cadre global, c’est la réforme de l’impôt des sociétés (Isoc). Annoncée dans la déclaration gouvernementale, elle doit s’élaborer de telle sorte que son impact budgétaire soit neutre. Or on sait le Premier ministre Guy Verhofstadt très désireux de réduire le taux d’imposition des sociétés de 39 % actuellement (+ 1,17 % pour la contribution complémentaire de crise) à 35 %, voire à 30 %, dans le but de combler le handicap de compétitivité de la Belgique par rapport aux pays voisins. La France et l’Allemagne viennent de lancer leur réforme fiscale, sans parler de l’Irlande, qui annonce un taux d’imposition des sociétés de 12,5 % en 2003 !

En Belgique, le passage du taux de l’Isoc à 35 % coûterait quelque 40 milliards de francs. Le réduire à 30 % laisserait une ardoise de 78 milliards. Ces chiffres sont, certes, purement théoriques. Mais il faudra bien trouver le moyen de combler ce manque à gagner, même si certains assurent que les effets positifs induits par la réduction du taux d’imposition (investissements, emploi…) déboucheront, au minimum, sur une opération neutre pour les finances publiques. « Il faut oublier l’objectif de neutralité budgétaire, lance le fiscaliste Thierry Afschrift. La réduction de l’impôt, à moyen terme, sera rentable, même pour l’impôt. » Prudent, le gouvernement fédéral a toujours refusé ce type de spéculation. Dès lors, l’équilibre fiscal ne pourra provenir que d’un élargissement de la base imposable, donc d’une réduction (ou d’une suppression) des régimes d’exception qui permettent à certaines sociétés d’échapper, en tout ou en partie, à l’impôt.

Cornélien

C’est précisément ce que vient de proposer la section fiscalité du Conseil supérieur des finances (CSF) en épluchant systématiquement le régime fiscal des plus-values sur actions, celui des investissements, les déductions pour les revenus définitivement taxés et les régimes fiscaux préférentiels. De toute évidence, ce rapport, dont la très lente élaboration atteste des résistances rencontrées, n’enthousiasme guère le ministre des Finances, le libéral Didier Reynders. Il a d’ailleurs fait savoir qu’il n’avait pas l’intention de reprendre intégralement les pistes avancées par le CSF. En revanche, il organisera, dès le mois de mai, une vaste concertation avec tous les acteurs concernés par l’Isoc: le gouvernement, les partenaires sociaux, la Commission bancaire et financière, etc. Aucun calendrier précis n’a cependant été arrêté pour cette réforme.

Le ministre des Finances pourrait fort bien prendre rapidement deux décisions: l’une sur la suppression de la contribution complémentaire de crise, l’autre sur un nouveau système fiscal spécifique pour les PME. La vraie réforme, elle, serait reportée à plus tard. « C’est toute la structure du capitalisme belge qui est remise en question à travers la réforme de l’impôt des sociétés », souligne Jean-Marc Delporte.

Avec un tel enjeu, les lobbies en tout genre devraient donner de la voix dans les mois qui viennent: personne ne tient à figurer parmi les perdants de la réforme. Les holdings, par exemple, directement concernés, ne cachent pas qu’ils pourraient aller s’installer ailleurs, sous des cieux fiscaux plus cléments. « Nous ne balaierons pas cet argument d’un revers de main, prévient un chef de cabinet socialiste. Nous sommes favorables à la réforme fiscale. Mais il faudra aussi faire quelque chose pour les plus faibles. » Les choix seront cornéliens. Entre holà et hold-up ?

Laurence van Ruymbeke

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