Filmer pour ne pas oublier

Louis Danvers
Louis Danvers Journaliste cinéma

Costa-Gavras poursuit avec Amen une mission de « conscience » cinématographique débutée voici plus de trente ans

Constantin Costa-Gavras aurait pu faire carrière dans le polar. Son tout premier film, Compartiment tueurs, réalisé en 1965, jouait avec talent la carte du cinéma de genre, mettant en scène une distribution superbe dans laquelle on trouvait, notamment, Montand, Signoret, Trintignant et Piccoli. Mais, même si le réalisateur français d’origine grecque est revenu brièvement – et avec bonheur – à ses premières amours pour le réjouissant Conseil de famille (en 1985), son parcours a rapidement et définitivement pris l’allure d’une mission politique: user du septième art pour dénoncer l’arbitraire, l’injustice, le crime d’Etat, dans une suite de films porteurs de témoignages et d’indignation. Le déclencheur fut Z (en 1969), puis suivirent L’Aveu, Etat de siège, Section spéciale, Missing et quelques autres titres moins marquants.

De la Grèce des colonels à l’extrême droite américaine ( Betrayed), en passant par les procès staliniens, ceux de la machine judiciaire pétainiste, sans oublier la dictature au Chili, Costa-Gavras a promené sa caméra dans la mémoire la plus sensible d’un siècle dominé par l’horreur politique. Toujours, il le fit dans le double respect d’un spectateur qu’il s’est toujours efforcé de captiver par les moyens du cinéma populaire et d’un humanisme auquel il n’a jamais voulu renoncer, même lorsque le cynisme et le relativisme dominaient les écrans.

Du côté des exterminateurs

Le massacre organisé des juifs d’Europe par les nazis et leurs complices avait déjà, logiquement, retenu son attention. Costa-Gavras avait coscénarisé Monsieur Klein (mis en scène par Joseph Losey). Il réalisa ensuite lui-même Music Box, Ours d’or au Festival de Berlin, en 1990. Mais il lui restait une forte envie d’évoquer l’Holocauste en se plaçant « du côté des exterminateurs ». Amen est la concrétisation de ce désir ressenti par le cinéaste comme une nécessité. La pièce de Rolf Hochhuth Le Vicaire en fournit la matière dramatique.

Nous sommes en pleine guerre mondiale et Kurt Gerstein, un Allemand tout à la fois antinazi et… membre de la SS (qui entend exploiter ses compétences en matière de désinfection chimique), est le témoin direct des horreurs de l’extermination dans les camps de l’Est européen. Chargé d’approvisionner en gaz Zyklon B les usines de mort où des milliers de juifs et de Tsiganes périssent chaque jour, un Gerstein bouleversé va tenter de prévenir le monde extérieur et, en premier lieu, les autorités religieuses, lui qui est très croyant. Contacté en premier, le haut clergé protestant, qui avait pourtant alerté l’opinion au moment des massacres eugénistes de handicapés, renonce à intervenir. Le Vatican devient l’espoir suprême du SS honteux. Une fois informé, le pape ne saurait, pense-t-il, réagir autrement qu’en dénonçant ces crimes abominables. Une terrible déception l’attend, comme elle attend le jeune jésuite italien qui s’est fait son relais vers les cimes vaticanes…

L’origine théâtrale d’ Amen est visible dans une action passant pour l’essentiel par des échanges d’informations et de considérations. Costa-Gavras et son coscénariste, Jean-Claude Grumberg, étaient bien conscients de ce contexte à la fois contraignant et sans doute nécessaire à ce qui se voulait être un film d’idées autant – si pas davantage – que d’émotions. Le cinéaste s’est toujours méfié des illusions lyriques, préférant aux tentations romanesques une concentration maximale sur le propos et la réflexion qu’il entend susciter. L’émotion des personnages, leurs troubles de conscience, tels que mots et comportements peuvent les faire affleurer, sont les seules diversions que s’autorise le réalisateur de Z et de L’Aveu. Costa-Gavras assume la nature informative et provocatrice (à la réflexion) de son oeuvre. Le jeu très sobre de ses principaux interprètes Ulrich Tukur (Gerstein) et Mathieu Kassovitz (le jésuite Riccardo Fontana) s’inscrit dans cette volonté de ne pas brouiller un discours précisément défini et articulé.

Indifférence coupable

Sur le fond, Amen adopte une position ferme, mais dépourvue d’excès. Le réquisitoire aurait pu être rageur, son argumentation, à la fois tendue et légèrement distanciée, préférant au pathos une certaine retenue qui en accentue la force. Costa-Gavras nous fait contempler l’indifférence et la lâcheté, le jeu diplomatique et les abstentions coupables qui firent du Vatican, comme des grandes puissances, les complices objectifs de la « solution finale ». Les Alliés menaient une guerre tenace, mais n’allèrent jamais bombarder les voies ferrées conduisant les trains de déportés vers les camps de la mort. Le pape fit accueillir les juifs italiens échappés des rafles, mais ne condamna jamais publiquement les crimes hitlériens, s’accrochant à une hypocrite et frileuse neutralité. Son efficacité, le Vatican la réservait au sauvetage indigne des criminels de guerre nazis fuyant la justice au lendemain de la défaite, et que de très catholiques filières évacuèrent complaisamment vers des refuges sud-américains ou autres. L’épilogue d’ Amen signale cette terrifiante ironie de l’Histoire, qui vient mettre en perspective tout ce qui précède.

A l’heure où l’antisémitisme risque de connaître un regain lié aux événements du Proche-Orient, le nouveau film de Costa-Gavras vient opérer un rappel utile, voire indispensable. Il nous invite à réfléchir, également, à d’autres situations, très contemporaines celles-là, sur lesquelles nos yeux se ferment pour ne pas voir ce qu’elles ont d’insupportable. En Afrique, notamment… « Un film historique nous parle toujours d’aujourd’hui », aime rappeler Costa-Gavras dont le cinéma sérieux, concret, documenté, critique et généreux, n’a pas fini d’interpeller les citoyens que nous sommes.

Louis Danvers

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