File la laine et tais-toi

On les croyait plongées dans le luxe et la volupté. En réalité, les femmes de la Rome antique subissaient de plein fouet la misogynie ambiante. Une étude récente le démontre

« Encore brûlante du prurit de son sexe raidi, elle s’en va, fatiguée des étreintes viriles, sans en être satisfaite (…) ». Quand il ne s’emploie pas à conspuer la femme adultère, qu’on dirait frappée de satyriasis, le poète latin Juvénal honnit la figure de l’épouse, sale petite pleurnicharde. Varron, lui, se moque des accouchées, si « méprisables de garder le lit pendant plusieurs jours ». Quant à Ovide, carrément goujat dans son Art d’aimer, il recommande à une jeune femme dont plusieurs grossesses ont ridé le ventre d’adopter dans l’amour « la position du Parthe, qui combat le dos tourné »… Pauvres Romaines! De Scipion l’Africain (IIe siècle av. J.-C.) à Caracalla (IIe siècle après), leurs contemporains, comme en un championnat de machisme, les parent des vices les plus laids: absence de pudeur ( impudicitas), goût du luxe et du plaisir ( luxuria), mollesse ( mollitia), faiblesse ( infirmitas), incapacité à se dominer ( impotentia), propension à la colère ( ira) ou à la folie ( furor)… Voilà les femmes, telles que se les représentent les hommes du vaste Empire romain. Et que répondent-elles à ces ingrats de pères, de fils et de maris? Rien du tout. Pour la simple raison que, dans l’ensemble, elles n’ont pas voix au chapitre.

Terrible constat pour les chercheurs: excepté quelques pages plus ou moins réussies, quelques dédicaces religieuses et quelques humbles graffiti de nourrices à leurs protégés décédés, les femmes romaines n’ont laissé aucune trace écrite. « Ce sont les hommes qui parlent pour elles, affirme Marie-Thérèse Raepsaet-Charlier, professeur d’histoire à l’ULB. Même les déclarations d’amour des maîtresses des élégiaques sont des vers rédigés par leurs amants! » Quelle est donc la place des Romaines dans leur société profondément inégalitaire? Sous les cendres du Vésuve à Pompéi, dans les vestiges de Rome ou d’Ostie, Marie-Thérèse Charlier et sa collègue française Danielle Gourevitch ont puisé aux sources de l’art, des pierres tombales, des inscriptions honorifiques et votives, des marques de fabrique, des affiches électorales et des textes de droit. Dans leur Femme dans la Rome antique (1), ces deux historiennes dressent le portrait des classes sociales les mieux documentées: les aristocrates (épouses et filles de sénateurs et de chevaliers) et leurs esclaves. Avec juste une petite touche de sympathie sororale, leur ouvrage ne fustige cependant pas la misogynie romaine, et ne prend nullement parti pour le deuxième sexe – ni d’ailleurs le troisième, celui des eunuques, guère mieux lotis.

On aurait tort, cependant, de trop plaindre les Romaines – du moins les plus aisées. A bien des égards, leur sort est plus enviable que celui des femmes qui leur succéderont dans l’Histoire – leurs descendantes du Moyen Age, notamment. Ici, point de religion pesante: libre à chacune de montrer (ou non) de la dévotion pour telle ou telle divinité. Libre aussi de divorcer. Comme l’explique Marie-Thérèse Charlier, « dans la plupart des cas, la simple volonté réciproque qui a permis d’unir suffit, unilatéralement cette fois, à séparer ». Pour rompre le contrat, l’épouse n’a qu’à prononcer cette formule: « Tuas res tibi habeto » (« Prends tes affaires avec toi ». Sous-entendu: « Casse-toi… ») Beaucoup d’écrivains de l’Antiquité et, à leur suite, une bonne part de l’historiographie moderne ont prétendu que cette disposition du droit romain avait conduit à une pléthore de désunions sous l’Empire. En cause: le goût immodéré des femmes pour la débauche… « Télésilla en est à son dixième mari, bougonne Martial, dans ses Epigrammes. Se marier tant de fois, ce n’est pas se marier: c’est être adultère de façon légale… » En l’absence d’archives d’état civil, il est difficile d’évaluer la durée et la fréquence réelles des mariages. « Nous pensons toutefois qu’il ne faut pas noircir le tableau de la Rome antique, poursuit la spécialiste. Car ceux qui l’ont fait – à la fin du XIXe siècle, notamment – ont agi avec une arrière-pensée bien claire: dévaluer la très faible « émancipation » des Romaines, c’est se prémunir contre le vote de toutes les femmes, contre les divorces et les avortements. En fait, contre toute initiative féminine de libération. »

D’ailleurs, le mariage, à Rome, ne finit pas toujours par des séparations. Les épouses, unies très jeunes (dès 12 ans) à des hommes plus âgés qu’elles, expérimentent vite le veuvage. Et… quelle liberté! « La situation la plus confortable est celle de la Romaine qui a perdu à la fois son mari et son père – surtout s’ils étaient fortunés. Celle-là fait à peu près ce qu’elle veut. » Mais pas tout à fait. Car les Romaines sont des « mineures perpétuelles »: quand pères et maris décèdent, on leur colle des tuteurs – dont l’autorité s’affaiblit toutefois sous l’Empire. En outre, si elles échappent, en principe, au droit de vie et de mort qui fait partie de la puissance paternelle, il arrive que, face aux crimes les plus graves, l’instance publique les livre à la punition des familles. Ce qui ne rend pas les peines plus légères: en 54 av. J.-C., Publicia et Licinia, coupables d’avoir empoisonné leurs maris, sont mises à mort par un arrêt de leurs parents… N’empêche: une fois débarrassées de leurs gardes-chiourmes, les plus entreprenantes se lancent dans les affaires. Et se retrouvent tantôt à la tête de troupes de gladiateurs, tantôt actives dans la banque, le bâtiment ou l’industrie textile.

« La vie des Romaines est un mélange étonnant de modernité et d’archaïsme, constate Marie-Thérèse Charlier. Elles jouissent de libertés remarquables, mais endurent en même temps des situations insupportables ». On les épouse d’abord pour avoir des enfants – en exigeant d’elles une fidélité absolue, en les répudiant lorsqu’elles sont stériles. Parfois, un examen prénuptial est requis, pour évaluer le caractère de la promise, sa corpulence, sa digestion, la bonne marche de ses règles, l’état de ses organes génitaux – plusieurs exemplaires de spéculums sont conservés au musée de Naples. Il arrive aussi que le futur accepte une femme déjà enceinte d’un autre, sûr ainsi d’avoir un héritier. Pour l’esclave, le problème est certes différent, puisqu’elle ne représente qu’une « donnée économique ». Les deux derniers siècles de la République sont ceux de l’expansion de l’esclavage, solidaire de l’extension de l’Empire. Se répand alors « l’élevage à but lucratif d’enfants esclaves nés à la maison »: un texte tout en froideur comptable témoigne de la vente de Lamprotychè, petite domestique « aux longs cheveux raides », séparée de sa mère à 12 ans…

Mais, à peu de détails près, toutes les Romaines se révèlent égales devant la maladie. On imagine les « miasmes » qui règnent en été sur les rives du Tibre: le paludisme y fait des ravages, ainsi que la tuberculose. Beaucoup meurent en couches, même si les médecins, pour tenter de les sauver, sont capables d’effectuer deux manoeuvres in utero (et sans anesthésie): la version podalique (on modifie la présentation du bébé) et l’embryotomie (on le découpe). Quant à la césarienne, elle se pratique uniquement sur des mortes, si tant est qu’elle s’effectue déjà… « Beaucoup d’éléments de la vie quotidienne nous échappent encore, admet Marue-Thérèse Charlier. On ne sait quasi rien du devoir conjugal, de la contraception, du rôle de la mère dans l’abandon d’enfants et de l’infanticide proprement dit ». En revanche, le métier de prostituée, frappé d’ infamia, est mieux connu. Puisque le rôle de l’épouse n’est pas de donner du plaisir, et que la présence d’une maîtresse à domicile pose des problèmes financiers et sociaux, l’institution prospère. Rome a ses rues chaudes, à Subure et sur l’Aventin, où les tavernes offrent des « servantes montantes ». Dans les lupanars de Pompéi, les lits de pierre ont gardé l’usure des pieds de clients trop pressés pour ôter leurs chaussures… « Des prostituées, il y en a de tous les niveaux, capables de toutes les spécialités », affirme l’auteur. Près de cinquante termes les désignent. « Sans doute le latin en ses mots brave l’honnêteté. Mais il est gênant de traduire fellatrix ou extaliosa… »

(1) Hachette Littératures, 331 pages.

Valérie Colin

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