Faut-il condamner le jury populaire ?

L’arrêt Taxquet a mis les politiques et les magistrats au pied du mur. Des cours d’assises bric lent leurs verdicts. Pour survivre, le jury populaire doit se moderniser. Un débat démocratique, dont Le Vif/L’Express décrypte les principaux enjeux.

Le 23 janvier dernier, après de longs débats, les députés fédéraux ont voté pour l’abolition du jury populaire car cette institution est incompatible avec le nouveau code de procédure pénale. Plusieurs élus ont tenté en vain de sauver la cour d’assises, telle qu’elle existe depuis deux cents ans… Pas de panique ! Cela ne se passe pas en Belgique, mais en Suisse. Le sujet n’est d’ailleurs pas clos puisque le vote parlementaire doit encore faire l’objet, en mai prochain, d’une consultation populaire dont les Helvètes sont coutumiers.

De la suppression du jury, il a néanmoins été question chez nous aussi. L’alternative taraude les mondes judiciaire et politique depuis de nombreuses années. La commission d’experts, mise en place en 2004 par Laurette Onkelinx (PS) en vue de réfléchir à une réforme de l’institution, avait d’ailleurs proposé de supprimer la cour d’assises. Purement et simplement. Comme aux Pays-Bas, au Luxembourg et sans doute bientôt en Suisse. Les experts ont été renvoyés à leur étude par la ministre de la Justice pour qui, à l’instar d’une grande majorité des politiques en Belgique, il n’est pas question de toucher au jury populaire.

Une réforme, donc. Celle-ci est sur la table du Parlement depuis que la commission Onkelinx a remis ses conclusions, fin 2005. Les parlementaires ne semblaient guère pressés. Remodeler cet emblème de la démocratie revient à ouvrir une boîte de Pandore. Mais l' » arrêt Taxquet « , prononcé le 13 janvier dernier par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), les a mis au pied du mur. Strasbourg y condamne l’Etat belge pour procès inéquitable envers Richard Taxquet, l’un des protagonistes de l’assassinat d’André Cools. En cause : l’absence de motivation de la décision prise par le jury de Liège, il y a quatre ans.

Une réforme urgente

L’arrêt européen a eu l’effet d’une bombe à fragmentation dans le microcosme judiciaire. Surtout en Flandre. Depuis le 13 janvier, les cours d’assises du nord du pays bricolent les verdicts. A Bruges, le président a carrément demandé au jury de motiver sa décision. A Gand, les juges transcrivent la motivation sur la peine, après avoir délibéré avec les jurés. A Anvers, la cour allonge la liste de questions posées au jury pour obtenir un semblant de motivation. Bref, des réactions en ordre dispersé et une belle pagaille, suscitées par la peur de voir se multiplier à Strasbourg des recours semblables à celui gagné par Taxquet. Les magistrats francophones, eux, ne changent rien à leurs habitudes, répétant à l’envi que l’arrêt de la cour européenne n’est pas définitif et concerne, en outre, un dossier spécifique impliquant un témoin anonyme controversé.

Il n’en reste pas moins urgent de réformer le jury populaire. Si l’arrêt de Strasbourg a provoqué une certaine instabilité dans les cours d’assises, le xxie siècle ne peut décemment plus s’accommoder de jugements non motivés et sans possibilité d’appel, a fortiori pour les crimes les plus graves. Tout le monde semble s’entendre, avec des nuances, sur ce point. L’entreprise de ravalement est donc lancée, avec, comme base de travail, la proposition de réforme que Philippe Mahoux (PS) a déposée fin septembre au Sénat.  » La discussion est ouverte « , déclare d’emblée le sénateur.

Ouverte ? Dans l’avis qu’il vient de rendre sur ce texte, le Conseil supérieur de la justice (CSJ) a jeté un nouveau pavé dans la mare. Comme la commission Onkelinx, il estime qu’il existe davantage d’arguments en faveur de la suppression du jury qu’en faveur de son maintien. Décidément, cela ressemble à une obsession. L’explication est plutôt logique : magistrats et avocats, excepté les avocats pénalistes, sont plutôt partisans d’une professionnalisation du procès criminel sans la moindre participation des citoyens. Certains y voient un réflexe corporatiste, d’autres une lucidité juridique.

Quoi qu’il en soit, le pavé n’a pas fait beaucoup de remous.  » Selon le baromètre de la justice 2007, la population est favorable à la cour d’assises, à hauteur de 68 % des personnes sondées, explique Nadia Devroede du CSJ. Le politique y est farouchement attaché aussi. Le ministre de la Justice Stefaan De Clerck vient de le rappeler. Il n’y a donc pas d’autre choix que de maintenir la philosophie du jury. Reste à envisager la manière de le moderniser sans le dénaturer.  » Et là, le débat risque d’être ardu, car les controverses sont nombreuses. Voici les principaux points d’achoppement.

La motivation et le délibéré. L’article 149 de la Constitution dit que  » tout jugement doit être motivé « . Or, curieusement, le jury d’une cour d’assises, lui, ne motive pas sa décision sur la culpabilité. Il motive, par contre, celle sur la peine, pour laquelle il délibère avec les magistrats de la cour. Cette lacune est compensée, il est vrai, par une règle de majorité contraignante : il faut réunir 8 votes positifs sur 12 pour qu’un verdict de culpabilité soit recevable. Désormais, cela ne suffit plus. Il faut motiver. Mais comment ? Pour la clarté des débats, la proposition Mahoux suggère de maintenir un double délibéré, d’abord sur la culpabilité, puis sur la peine. Celui sur la peine ne changerait pas. Par contre, le président participerait à la délibération sur la culpabilité, mais sans droit de vote. Et ce, afin de fournir une assistance juridique aux jurés.

Pour le Conseil supérieur de la justice, en participant au premier délibéré, le président risque d’exercer, même inconsciemment, un rôle prédominant, ce qui dénaturerait la spécificité d’une justice rendue par le peuple. Dès lors, le CSJ propose que le président rédige la motivation à partir d’une synthèse du chef du jury sur les arguments des jurés.

 » Une motivation a posteriori ? Ce serait impraticable « , réagit la présidente de cour d’assises Karine Gérard.  » Cela ferait beaucoup de filtres « , regrette l’avocat Marc Preumont (lire les interviews en pages suivantes).  » Pourquoi pas ? Les jurés sont des gens intelligents habitués à déjà motiver plein de choses dans la vie de tous les jours « , nuance le procureur général Marianne Lejeune, qui représentait le ministère public lors du procès Cools, à Liège. Pour le reste, tous – même la cour de Strasbourg – sont d’accord : la motivation doit être succincte. Pas question de devoir répondre aux conclusions des parties, sous peine d’annihiler le principe de l’oralité des débats de la cour d’assises. C’est déjà ça !

L’appel. Lorsqu’un jury a rendu son verdict, le jugement est définitif. Seule possibilité pour le condamné : se pourvoir en Cassation, sur la forme de la procédure. Le sénateur Mahoux propose un pourvoi en Cassation étendu à la motivation. Peu convaincu par cette solution cosmétique, le CSJ préfère un recours digne de ce nom, de pleine juridiction. Ce pourrait être un appel  » circulaire « , comme en France, où l’affaire est soumise à un nouveau jury. Le hic : cette option coûterait cher. Les cours d’assises, déjà engorgées, verraient le nombre de leurs sessions augmenter dangereusement. Une solution serait de filtrer les appels via une chambre spéciale, comme cela se fait dans les pays anglo-saxons.

Reste que sur le principe, se pose la question de la légitimité d’un nouveau procès par un autre jury. Ce dernier incarne la souveraineté du peuple. Est-il logique de demander à ce  » peuple  » de se prononcer une seconde fois sur la même affaire ?  » Pourquoi ne se limiterait-on pas à un appel sur la peine ? s’interroge Marianne Lejeune. Très souvent, les faits sont clairs. N’oubliez pas que la loi actuelle prévoit un garde-fou : si la cour estime que le jury s’est trompé en prononçant un verdict de culpabilité, elle peut renvoyer l’affaire à une autre session d’assises. Ce n’est pas si rare que cela. « 

La compétence de la cour. Selon la Constitution, tous les crimes sont renvoyés devant les assises. Mais la loi de 1867 sur les circonstances atténuantes stipule qu’une série de crimes peuvent être correctionnalisés. La pratique actuelle est de renvoyer systématiquement devant un tribunal correctionnel les crimes qui peuvent l’être. Absurde ! Pour simplifier les cho-ses et alléger le contentieux des assises, la proposition Mahoux estime qu’il faut redéfinir la compé-tence du jury populaire. Il prône une liste limitative de crimes passibles de l’emprisonnement à perpétuité, ainsi que les crimes ayant causé la mort de la victime, avec intention de la donner.

Aujourd’hui, 0,01 % des affaires pénales sont traitées devant un jury d’assises. Cela représente quelque 70 procès par an. Il y en aurait encore moins à l’avenir.  » A quoi bon maintenir la cour d’assises pour si peu ?  » argumente Me Preumont.

Une cour permanente réduite au seul président. La cour d’assises se compose d’un président et de deux assesseurs. Ces derniers, injustement surnommés bloempots (pots de fleurs), ont un rôle secondaire mais non négligeable. Dans sa proposition, Philippe Mahoux voudrait réduire la cour au seul président.  » Est-il sain de personnaliser davantage encore la fonction de président ? demande Jean-François Jonckheere, président de cour d’assises à Mons. Celui-ci serait le seul à pouvoir suggérer la motivation, voire à y participer. Quel pouvoir écrasant ! Sans parler des incidents que la cour doit trancher pendant une session. Je vous avoue avoir déjà été mis en minorité par mes assesseurs, sans aucun état d’âme.  »

En outre, le texte Mahoux propose un mandat spécifique de cinq ans pour le président de cour d’assises. Aujourd’hui, celle-ci est le parent pauvre des juridictions puisque, pour chacune de ses sessions, elle emprunte son président à la cour d’appel, ses deux assesseurs au tribunal de première instance et son ministère public au procureur général près la cour d’appel. Il s’agirait de faire de la cour d’assises une juridiction permanente avec un cadre spécifique. La réforme sur laquelle planche le Sénat voudrait aussi limiter le nombre de témoins de moralité. Une enquête de moralité pluridisciplinaire serait rédigée sous la responsabilité du SPF Justice.  » Toutes ces propositions participent d’une vision managériale du fonctionnement de la justice, déplore Jean-François Jonckheere. Or la cour d’assises est une juridiction qui nécessite des moyens matériels et humains importants. Rogner ces moyens irait à l’encontre du principe de l’oralité des débats qui répond à une exigence de transparence. « 

On le voit, les discussions s’avèrent compliquées. D’autant que les avocats n’ont pas encore officiellement mis leur grain de sel dans la machine.  » Nous avons lancé une réflexion sur la réforme des assises, mais nous n’avons pas encore adopté de position « , confie Pascal Chevalier, de l’Ordre des barreaux francophones et germanophone. Philippe Mahoux espère que les travaux du Sénat seront terminés pour les vacances d’été. Optimiste…

Thierry Denoël

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