Condamner 164 personnes pour en sauver 70 000 autres ? Ou refuser de sacrifier tout être humain ? Un des dilemnes au coeur de la pièce-procès Terreur. © Alice Piemme

Faites entrer l’accusé

Dans une volonté d’impliquer autrement les spectateurs, le théâtre se fait parfois procès, avec une sentence prononcée collectivement par le public. C’est le cas de Terreur, de Ferdinand von Schirach, une fiction inspirée par des événements réels, à voir au théâtre Le Public, à Bruxelles.

La représentation théâtrale et le procès partagent bien des points communs : un déroulement codifié, des intervenants qui prennent la parole devant un public, un lieu clos où la position de chacun est bien définie, une volonté pour les uns de convaincre les autres et, bien sûr, un torrent d’émotions. Pauline d’Ollone ( Reflets d’un banquet, Où suis-je ? qu’ai-je fait ?), qui met en scène la pièce- procès Terreur de Ferdinand von Schirach présentée au théâtre Le Public (1), dégage un autre parallèle :  » Je pense qu’un avocat est bon quand il est au service d’une cause, pas au service de lui-même, c’est-à-dire quand il n’est pas juste en représentation, pour séduire, mais que ce qui compte, c’est ce qu’il a à défendre : son idée de la justice, son client. Selon moi, c’est pareil pour l’acteur : quand il fait son sketch et qu’il est au service de lui-même, je ne l’écoute pas. Quand il est au service des enjeux, de ce qu’il a à dire pour faire changer les perceptions, là il est juste.  »

Autre point commun entre la scène de théâtre et le tribunal : le temps d’arrêt que cet espace impose pour poser une réflexion.  » Ce sont des endroits où l’on prend du recul, au lieu d’être dans des leçons de morale, des impulsions, des postures, poursuit la jeune metteuse en scène. On prend du temps pour essayer d’écouter. Le tribunal est d’ailleurs l’un des rares lieux où on n’est pas censé interrompre, on ne coupe pas une plaidoirie. On essaie d’aller jusqu’au bout de la pensée de l’autre et puis on tente de se forger un jugement.  »

Vie sacrée

Contrairement à d’autres projets mis sur pied par des metteurs en scène comme Robert Hossein (sur l’affaire Seznec et l’affaire Dominici) ou Milo Rau ( Le Tribunal du Congo, sur la guerre civile en RDC), Terreur est un procès fictionnel. L’écrivain et avocat allemand Ferdinand von Schirach a imaginé un fait divers : le soir du 26 mai 2013, un avion détourné par un terroriste et transportant 164 passagers menace de s’écraser sur le stade de football de Munich où sont rassemblées 70 000 personnes. Pour sauver le plus grand nombre, le major de l’armée de l’air Lars Koch décide, contre les ordres de sa hiérarchie, d’abattre l’avion. A tort ou à raison ? C’est là tout l’enjeu du procès, et de la pièce. Et ce sera au public de voter, après avoir suivi les plaidoiries, de trancher finalement sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé. Les résultats des votes – c’est obligatoire dans le contrat sur les droits d’auteur – seront enregistrés soir après soir sur un site qui les recense tous (http://terror.theater, où l’on peut voir que la pièce a quasiment fait le tour du monde).

Si les questions qu’elle pose sont universelles, Terreur prend une ampleur particulière dans le contexte allemand, surtout lorsqu’on sait que l’auteur a eu pour grand-père Baldur von Schirach, qui fut dirigeant des Jeunesses hitlériennes.  » En décidant de tuer 164 personnes pour en sauver 70 000, le major Koch transforme ces passagers en objets, explique Pauline d’Ollone, en touchant ainsi à un principe fondamental de la Constitution allemande, celui de la dignité intangible de l’être humain (inscrite au paragraphe 1 de l’article 1). L’Allemagne est le seul pays à avoir adopté ce principe, arrivé après le nazisme comme une sauvegarde, pour que jamais un être humain ne puisse être sacrifié pour autre chose.  » La désobéissance du major aux ordres met en évidence un autre principe de la Constitution allemande de 1946 : la désobéissance civile, soit la possibilité pour le citoyen de se révolter contre le gouvernement s’il juge que ce dernier enfreint les droits fondamentaux inscrits dans cette même Constitution.

Fictionnelle, Terreur ne se base pas moins sur un fait divers réellement survenu en janvier 2003 : un homme qui avait détourné un petit avion menaçait de se suicider en s’écrasant sur le siège de la Banque centrale européenne, à Francfort. Tout s’était finalement bien terminé, le pirate de l’air acceptant de se rendre sans résistance et l’avion atterrissant sans encombre à l’aéroport international de la ville. Mais l’effroi suscité parmi la population par cette menace avait poussé les politiques à proposer une loi sur la sécurité aérienne autorisant le ministre de la Défense, en tant que chef de l’armée, à ordonner d’abattre un avion détourné.  » Les juristes sont montés au créneau en disant que c’était la porte ouverte aux dérives et qu’en aucun cas un homme politique ne pouvait ordonner à un militaire de tirer sur des innocents « , souligne Pauline d’Ollone. Le débat fut intense et cet aspect de la loi fut finalement abandonné.

Peur et démocratie

Publiée en 2015, traduite en français deux ans plus tard (L’Arche éditeur), Terreur s’est évidemment teintée d’une actualité brûlante chez nous à la suite des attentats de Paris et de Bruxelles, et aux mesures sécuritaires qui ont été adoptées en conséquence. La  » terreur  » du titre est ici tout autant celle des terroristes que celle entretenue par les gouvernements, mais aussi par les médias, et qui peut influer sur les fondements qu’une société se donne.  » Comment préserver les droits humains, la dignité, tout en assurant notre sécurité ? questionne Pauline d’Ollone en tirant les fils de la pièce. Est-ce possible d’être suffisamment serein et calme pour émettre des lois quand on est menacé ? Comment naviguer avec la terreur dans une démocratie ? Comment continuer à être une société libre quand le terrorisme vient ébranler tout ça, avec le risque de tomber dans des arguments fallacieux du type « nous sommes en guerre et toute guerre cause des victimes » ?  »

Poussant intensivement à la réflexion, Terreur mène aussi un questionnement sur l’état de notre justice, jonglant avec des moyens insuffisants et accumulant les retards. Ce n’est pas pour autant une pièce seulement sérieuse. Pauline d’Ollone a veillé à y introduire les décalages, les écarts, les problèmes techni-ques et les touches d’humour qu’elle a pu déceler en assistant à de vrais procès.

(1) Terreur : au théâtre Le Public, à Bruxelles, jusqu’au 22 juin. www.theatrelepublic.be.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire