Fadila Laanan, ministre corsetée

Bombardée à la Culture par un Elio Di Rupo parieur, Fadila Laanan fêtera l’an prochain une décennie de règne. Sur le plan politique, elle n’aura pourtant guère pesé. Et dans les milieux culturels, elle laissera surtout derrière elle un paquet d’ennemis.

En ce temps-là, les réseaux sociaux n’existaient pas. En eût-il été autrement qu’ils se seraient jetés sur cette vidéo montrant une ministre en maillot de bain, jetant des billets de 50 euros sur un gazon. Une ministre ? Fadila Laanan, en charge de la Culture et de l’Audiovisuel au sein de la Fédération Wallonie-Bruxelles depuis presque dix ans.  » Le moins que l’on puisse dire, sourit Laurent d’Ursel, auteur du film Art & politique : Et l’amour dans tout ça ?, conçu en 2009, c’est qu’elle a des couilles.  »

Ce sont des attributs qu’un ministre doit avoir, avait déclaré l’intéressée, en interview. Au grand dam de certains députés outrés. La ministre socialiste n’en a cure : elle revendique sa franchise.  » Cela dénote dans le monde politique et je sais que cela peut me jouer des tours, mais je déteste l’hypocrisie « , reconnaît-elle.

Un caractère.  » On ne la connaît pas suffisamment si on ne la connaît pas personnellement « , glisse, énigmatique, son ministre-président Rudy Demotte. Mais qui la connaît vraiment, en politique, au-delà de son empathie et de sa simplicité ? Qui sait qu’elle a, enfant, dévoré des crèmes glacées sur les genoux de la comédienne Marion, lorsqu’elle allait, avec sa petite soeur, découvrir des films aux Samedis du cinéma ?

 » Elle est la preuve qu’on peut vivre longtemps en politique en étant un fantôme, lâche, assassin, un ténor socialiste. On aurait pu en faire une personnalité-clé du gouvernement francophone, mais ce n’est pas le cas. Idem au PS, où on ne parle guère d’elle, parce que ce n’est pas une personnalité marquante. Elle n’a peut-être pas su se mettre assez en avant, mais, à sa décharge, c’est un monde de brutes.  » De fait.

Ce monde de brutes, Fadila Laanan (46 ans) y est entrée au début des années 1990, après avoir décroché un diplôme de droit à l’ULB et une spécialisation en droit public et administratif. Longtemps nourrie à l’associatif, elle travaille comme conseillère au cabinet d’Eric Tomas (Culture), puis de Charles Picqué avant d’intégrer la SDRB (Société de développement pour la Région de Bruxelles-Capitale). Parallèlement, elle est élue une première fois à Anderlecht en 2000. Quand, en 2004, il s’agit de composer le gouvernement de ce qui s’appelle encore la Communauté française, Elio Di Rupo lui offre le strapontin de la Culture et de l’Audiovisuel.

Elle et lui ont des points communs : issus de l’immigration, ils ont grandi dans des milieux qui ne les prédestinaient pas d’emblée à devenir ministres mais ils se sont battus pour.  » Elle a conscience qu’elle incarne l’intégration réussie et qu’elle est un modèle à Bruxelles « , souligne son ami et ancien député socialiste bruxellois Merry Hermanus. Sa nomination vise aussi, plus prosaïquement, à capter les voix issues de la communauté marocaine : Fadila Laanan est électoralement intéressante, notamment parce qu’elle est femme. Symboliquement, du lourd.

Quant à la Culture, c’est un bastion socialiste que personne d’autre ne convoite, à part quelques libéraux.  » Le PS voulait le poste pour avoir la tutelle sur la RTBF et garder la maîtrise du financement de Mons 2015 Capitale européenne de la Culture, détaille un ponte Ecolo. Là-dessus, clairement, Fadila a été dépossédée.  »

Soit. En 2004, Fadila Laanan, femme de dossiers, entame son travail de ministre. Elle est déterminée, dynamique, volontaire. Il n’empêche.  » Pendant les 18 premiers mois, il m’est souvent arrivé de rentrer chez moi les larmes aux yeux, raconte-t-elle. J’étais certes fière, mais les responsabilités sont énormes. Et dans le milieu politique, même vos amis ne sont pas vos amis. Il faut se blinder. On se sent jugé. Mon fils avait 4 ans à l’époque, ma fille, 1 an. Pour faire ce métier, j’ai consenti beaucoup de sacrifices.  »

Au gouvernement, adepte de la technique dite du pied dans la porte, elle apprend vite à défendre ses dossiers. Mais n’intervient pas dans ceux des autres. Il est vrai qu’elle a face à elle des poids lourds comme Jean-Claude Marcourt ou André Antoine (CDH), dont la tendresse en politique n’est pas la première vertu.  » Elle n’a pas pesé assez comme Bruxelloise au sein du gouvernement, déplore-t-on dans son camp. Dans certains débats, elle n’a pas pris le risque d’un conflit pour défendre les Bruxellois alors qu’elle avait une carte à jouer. Elle a sans doute reculé devant les foucades de certains… « . Laïque, franc-maçonne et… prudente, elle n’a pas non plus pris le risque de jouer davantage la carte de la laïcité.

Finalement, du théâtre

Jeune ministre, Fadila Laanan déboule au parlement de la Communauté française sans avoir été députée.  » Elle était un peu stressée, se souvient Françoise Schepmans, alors parlementaire MR. Du coup, elle était agressive et arrogante. Ça va un peu mieux maintenant, mais elle a ses jours et ses têtes.  » Accusée par les parlementaires de tous bords, y compris de la majorité, d’être parfois cassante, de ne pas supporter les questions qui dérangent et de prendre toute critique comme une attaque personnelle, la ministre assure pourtant qu’elle aime la culture du débat. Mais qu’elle abhorre la mauvaise foi. Et que tout ce jeu, finalement, c’est du théâtre. Sur la scène du parlement, donc, elle lit ses réponses sans s’écarter du texte. Des réponses coulées dans le béton juridique. La prudence, toujours.

Bombardée à la Culture, qui n’était pas son terrain de prédilection, Fadila Laanan a tôt fait de s’attirer les critiques du milieu.  » On a mis à ce poste quelqu’un qui n’en a rien à cirer et qui n’a pas le moindre avis sur la question « , se désole le comédien Claude Semal qui ne juge pourtant pas son bilan totalement négatif. Qu’elle confie adorer une émission comme The Voice n’arrange rien. Qu’elle avoue ne pas nourrir d’intérêt pour le patrimoine, pas davantage. Et ils sont quelques-uns, dans le milieu du cinéma, à lui avoir expliqué à plusieurs reprises le principe du tax-shelter. En vain.

 » D’elle, j’entends dire beaucoup de mal, mais personne n’ose le faire publiquement dans le secteur culturel, lâche Xavier Canonne, le directeur du Musée de la Photographie, en conflit avec elle depuis qu’elle a imposé un jour de gratuité non compensé dans les musées. Parce que les artistes et les institutions culturelles dépendent directement de ses subsides et que beaucoup de responsables d’institutions sont apparentés à sa famille politique. Je lui reproche d’être une erreur de casting, mais elle n’est pas la seule fautive.  »

Unie derrière elle, son équipe monte aussitôt au front.  » Fadila est cultivée, mais pas forcément de la culture générale de la bourgeoisie du XIXe siècle, réplique un de ses proches conseillers. Elle s’intéresse à d’autres formes de culture. Ce n’est pas avec les généraux qu’on fait les meilleurs ministres de la Défense. Sa mission, c’est de rendre la culture accessible.  »

C’est d’ailleurs ce qu’elle s’évertue à faire, refusant que l’on méprise certaines disciplines comme les arts urbains, les séries Web ou le slam, qu’elle a soutenus.  » J’aime les choses populaires, explique Fadila Laanan. Je vis avec les gens. Pas dans une tour d’ivoire.  »

A l’heure de dresser son bilan comme s’il était acquis qu’elle ne rempilerait plus, Fadila Laanan énumère les avancées à son actif. D’autres ne se privent pas d’assurer que son bilan tient sur un timbre-poste. Ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas efficace, ni à l’écoute, deux qualités qui lui sont reconnues. La plupart de ses propositions ont aussi été votées à l’unanimité. Mais elles portent surtout sur des petits projets.

Dans le milieu politique et plus encore artistique, certes éternellement insatisfait, on fait d’ailleurs la moue.  » En dix ans, Fadila n’est pas sortie de la routine culturelle, analyse un parlementaire libéral. Or elle a eu du temps et des moyens budgétaires, au moins durant son premier mandat. Tout n’est pas noir dans son bilan mais il est décevant. Qu’est-il sorti des états généraux ? Rien de concret. L’accord de coopération avec la Flandre ? Il n’y a rien dedans. Le cinéma ? Elle se vante de son succès alors qu’il est surtout dû au tax-shelter, qui relève du fédéral.  »

Certes, n’est pas Malraux qui veut. Mais ils sont nombreux à se demander comment aucun grand projet culturel n’a vu le jour sous son règne, notamment à Bruxelles. Nombreux aussi à estimer qu’elle n’a, là non plus, pris aucun risque.

Une faible marge de manoeuvre

Mais pour en prendre, il faut une vision. A mots feutrés ( » elle a plus des convictions qu’une vision « , affirme un ministre) ou plus cash ( » pour se disputer avec elle, il aurait fallu qu’elle ait une vision « , avance un producteur), tous, sauf sa garde rapprochée, prétendent ne pas en avoir connaissance.

De là à conclure qu’elle se résume à sa politique de subsides, correcte, selon ceux qui en ont bénéficié, partisane et clientéliste, selon les autres… La ministre Laanan clame qu’elle a, à 98 %, suivi les recommandations formulées par la trentaine d’instances d’avis qui épluchent les demandes de subsides. Mais les experts qui les composent ne sont pas à l’abri des conflits d’intérêt, ni des ravages du copinage, vu la petite taille du secteur culturel francophone.

 » On a réduit le nombre de représentants politiques dans ces instances, rappelle son équipe. Il peut y avoir du copinage, mais pas de politisation. Comment faire autrement ? Il est vrai que ces commissions sont parfois frileuses par rapport à des acteurs émergents, qui auraient des approches novatrices. Mais la ministre n’en est pas responsable.  » Les artistes n’en ont pas moins l’impression que ce sont toujours les mêmes qui sont subsidiés. Et qu’il vaut mieux, par pragmatisme, être dans les bonnes grâces du PS.

Confrontée à l’obligation de faire des économies, Fadila Laanan a suscité bien des grincements de dents. A juste titre.  » Mais il ne faut pas se tromper de cible, réplique son cabinet. La ministre a finalement peu de marge de manoeuvre.  »

Les projets connotés socialistes ne sont toutefois pas ceux qui ont eu le plus à se serrer la ceinture quand la crise est venue. Mons 2015, par exemple, n’a jamais subi la moindre réduction de subsides. Mais dès qu’un parlementaire le fait remarquer, la ministre s’emporte.

Sa gestion du secteur audiovisuel et, singulièrement, de la RTBF, ne lasse pas d’exaspérer les artistes non plus, fâchés de voir cette grande maison engloutir une grosse part du budget.  » Le vrai ministre de l’audiovisuel, c’est Philippot, le patron de la RTBF, résume un député. D’ailleurs, la chaîne publique obtient gain de cause sur beaucoup de choses.  » Le contrat de gestion de la grande maison aurait même été rédigé par ses propres services. Au siège du PS, on veille au grain.  » Fadila Laanan n’est pas dupe, certifie un baron de l’audiovisuel : elle sait que pour la RTBF, tout se décide derrière son dos, avec des gens comme Frédéric Delcors (patron de l’administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles), Anne Poutrain, directrice du service d’études du PS, et Gilles Doutrelepont, son ancien chef de cabinet.  »

Ses chefs de cabinet successifs – et non des moindres – ont d’ailleurs été désignés par le boulevard de l’Empereur, comme toujours lorsque le ministre est inexpérimenté. L’équipe, surtout sous la première législature, n’en a pas moins souffert d’une image de faiblesse, pointée par les acteurs culturels.

Elle attend son heure à Anderlecht

Cela n’empêche pas Fadila Laanan de tracer sa route. A Anderlecht, entre autres, où Elio Di Rupo, encore lui, l’a imposée sans l’accord du PS bruxellois. Forte des 2 251 voix engrangées aux dernières élections communales, elle pensait sa place assurée au sein du collège des bourgmestre et échevins. C’était sans compter sur la résistance d’Eric Tomas, bourgmestre socialiste en titre, et de la section locale, qu’elle a cabrée. La logique de parti, incarnée par Rudi Vervoort, l’a fait plier.  » Si elle veut continuer à Anderlecht, il lui faudra des soutiens, en plus de ses voix « , confirme un socialiste du cru. Le message est clair… Mais Fadila Laanan court pour elle seule, forte de son poids électoral.

Impulsive et spontanée, cette ministre passionnée de cuisine, d’ail et de coriandre rit souvent. Y compris de ses erreurs. On sait le tollé qu’elle a plusieurs fois suscité en envoyant des tweets indélicats, comme ce  » combat de pauvres  » évoqué en pleine crise de suppression de subsides à la création théâtrale. Un manque d’instinct politique, pour le moins.  » Après coup, elle le regrette, atteste un conseiller. Mais ça se reproduit quand même. C’est fort, la spontanéité ! » Les artistes, certes consternés, se sont quand même réjouis de l’aubaine :  » Sa sortie a décuplé notre couverture médiatique « , sourit le metteur en scène Stéphane Arcas. Le petit film posté l’an dernier sur YouTube en guise de carte de voeux, où on la voit discuter avec Nounours de son travail de ministre, l’a également discréditée.  » Spontanée ? Heureusement qu’elle n’est pas à la Défense… « , maugrée un directeur d’institution culturelle.

Le trait plairait à la ministre. Coutumière des fous-rires, dont elle a besoin comme d’une thérapie, dit-elle, elle aime vivre en famille. Lire. Et vérifier les cartables de ses enfants, même tard le soir – pour cette fille de parents illettrés, l’école est sacrée. Elle aime surtout les ambiances détendues. Comme lorsqu’elle s’est présentée pour la première fois, alors fraîchement nommée à la Culture, à la Mostra de Venise : les carabiniers lui ont refusé l’entrée, persuadés qu’elle ne pouvait être ministre.

Par Laurence van Ruymbeke; L. v. R.

 » Elle est la preuve qu’on peut vivre longtemps en politique en étant un fantôme « .

 » Dans le milieu politique, même vos amis ne sont pas vos amis. Il faut se blinder  »

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