FABRE, GUEST TSAR

Invité en Russie à intervenir dans les salles du majestueux musée de l’Ermitage, le Belge Jan Fabre se mesure une nouvelle fois aux peintres flamands qu’il adule avec une exposition faussement rétrospective qui dévoile aussi plusieurs nouvelles séries. Visite à Saint-Pétersbourg en avant-première.

L’année 2016 est décidément faste pour Jan Fabre. L’artiste anversois a fêté les trente ans de sa compagnie de théâtre, Troubleyn, tourné avec Mount Olympus, sa dernière et gigantesque création (24 heures de théâtre en continu), conquis Florence par une exposition personnelle répartie dans trois lieux historiques, et Lyon avec une rétrospective consacrée à ses actions et performances. Cet automne, c’est à Saint-Pétersbourg qu’il est à l’honneur, convié à infiltrer le célébrissime musée de l’Ermitage. En ce mois d’octobre, le visiteur qui pénètre dans la cour du Palais d’hiver se retrouve désormais face à un autoportrait en trois dimensions de Jan Fabre, L’homme qui mesure les nuages, précédemment installé à Florence sur la place de la Seigneurie.

 » Chaque exposition est une nouvelle aventure. On repart de zéro, on abat les vieux murs et on construit de nouvelles fondations « , déclare Fabre à l’heure de lever le voile sur sa création russe devant les nombreux journalistes qui ont fait le déplacement. Autour de lui, les flashes crépitent, les micros se tendent, certains enregistrent chaque précieuse déclaration de l’artiste sur leur téléphone portable tandis que d’autres prennent note à toute vitesse. La presse russe et internationale se mélange en une joyeuse cohue quelques heures à peine avant l’ouverture officielle de l’exposition. Concentré, le visage impassible derrière ses lunettes cerclées de noir, l’artiste répond aux questions avec l’aplomb qui le caractérise.  » Au fil des années, j’ai eu la chance de travailler avec les meilleurs théâtres, galeries et musées du monde entier. L’ambition est devenue plus intériorisée « , explique celui qui confie ne vivre que pour ses créations. La passion semble l’animer avec autant de ferveur qu’il y a trente ans, le menant à creuser sans relâche les sillons d’une oeuvre qui reflète ses propres obsessions. Sans grande surprise, c’est sur les salles  » flamandes  » du musée de l’Ermitage que Fabre a jeté son dévolu – celles où sont abrités les précieux tableaux de Pierre Paul Rubens, Jacob Jordaens, Frans Snyders ou encore Antoine Van Dyck.  » Je suis un nain dans un pays de géants, un artiste plutôt provincial, et toutes mes sources d’inspiration se situent à Anvers « , déclare-t-il avec amusement. Revenant sur son exposition au Louvre en 2008, il se réjouit de l’accueil reçu en Russie, bien plus ouvert et moins conservateur qu’à Paris :  » J’ai choisi ce que je connais le mieux et je ne me suis heurté à aucun interdit pour mettre en place l’exposition.  » Cette collaboration de trois ans s’incarne aujourd’hui dans une quinzaine de salles, réparties entre le bâtiment principal – le célèbre Palais d’hiver et ses annexes – et celui de l’état-major, situé de l’autre côté de la place du Palais. Pour Barbara De Coninck, directrice des expositions chez Angelos et collaboratrice de Fabre depuis bientôt trente ans, l’exposition du Louvre demeure un souvenir inoubliable, mais elle salue, elle aussi, la facilité avec laquelle les ministères russes ont permis au projet actuel d’exister.

Si la comparaison avec le Louvre est inévitable, c’est que le principe des deux expositions est similaire : ici, comme à Paris, celui qui est aussi metteur en scène et chorégraphe s’est glissé parmi les maîtres du passé. Pour qui connaît déjà bien son oeuvre, la manifestation de l’Ermitage possède par certains aspects un léger air de déjà-vu . Elle ouvre ainsi avec l’oeuvre fameuse créée pour le Louvre, où l’artiste se heurte à l’histoire de l’art en se cognant le nez dans un tableau, et en reprend d’autres déjà montrées à différentes reprises. Pour le public russe, par contre, la découverte est de taille car c’est la première fois que Fabre expose en Russie, bien qu’il ait déjà joué son théâtre à Moscou – il se rappelle d’ailleurs avec humour avoir été hué ce soir-là.

S’il a eu carte blanche pour intervenir dans les salles, il ne pouvait cependant faire décrocher les tableaux des cimaises et s’est intelligemment faufilé entre les chefs-d’oeuvre des maîtres flamands.  » Le regard de Jan Fabre nous a aidés à repenser nos propres collections. Généralement, les conservateurs de musées détestent les artistes contemporains, mais ici tout s’est très bien passé car ils ont vite compris que le projet reposait sur une célébration de l’art ancien, sur sa protection et sa mise en valeur, non sa destruction « , déclare Dmitry Ozerkov, commissaire de l’exposition et directeur du département d’art contemporain de l’Ermitage. Ainsi, la vaste salle consacrée aux natures mortes de Frans Snyders a été investie par le trublion anversois sous l’angle de la vanité et envahie de ses fameux crânes recouverts d’élytres de scarabées et de deux sculptures à base d’oiseaux empaillés, dont l’une créée pour l’occasion. Le cygne et le paon choisis par l’artiste font référence à la mort encore tiède qui émane des tableaux de Snyders, ainsi qu’à la célèbre horloge automatique  » au paon  » créée par le joaillier britannique James Cox dans les années 1770 et acquise par Catherine II. Devenue l’un des symboles de l’Ermitage, celle-ci vient d’être restaurée en même temps qu’un grand tableau de Rubens, ce dernier à la demande de l’artiste anversois.

Hommage aux femmes ordinaires

Pièce de résistance de l’exposition, la série inédite My Queens installée dans la salle Van Dyck et décrite fièrement par l’artiste comme une célébration du pouvoir féminin et un hommage rendu aux femmes incroyables qui l’entourent et lui servent de muses. Présentes lors du vernissage, certaines, sous le choc de découvrir leur portrait en grand format, gravé dans le marbre par les artisans de Carrare, ont les larmes aux yeux.  » Fabre a choisi de célébrer les femmes ordinaires avec qui il travaille en les ornant d’une couronne de carnaval. Il en a fait ses reines à lui, dialoguant avec les portraits aristocratiques peints par Van Dyck « , explique Ozerkov. Au centre trône une sculpture en marbre de la princesse Elisabeth, première femme destinée à monter sur le trône de Belgique. Dans la salle des Rubens, ce sont les incroyables tableaux au stylo-bille bleu de Fabre qui font écho au célèbre Bacchus du maître anversois. Pour déceler le dessin noyé dans les miroitements du Bic, il faut s’approcher au plus près des oeuvres ou les prendre en photo…  » La beauté est comme un papillon : dès qu’on s’en approche, on la détruit « , déclare Fabre, philosophe. Pour lui,  » je est un autre  » et son obsession des autoportraits souligne notre tendance à porter des masques, à nous cacher derrière les différents aspects de notre personnalité – ce que plusieurs oeuvres illustrent ici avec finesse et humour. Un jeu de poupées russes qui se fond parfaitement dans les lieux…

Vulnérable humanité

Fabre a souvent été taxé de provocateur. Il s’en défend encore en Russie lorsqu’une journaliste offusquée traite son oeuvre de violente, notamment à cause de la présence d’animaux empaillés : il s’agirait plutôt de la vitalité de la nature, d’une joie de vivre carnavalesque à la belge.  » Tout mon art est une défense de la vulnérabilité humaine. Les animaux sont les meilleurs philosophes au monde. Ce que je célèbre, c’est le lien sacré entre l’art, le spectateur et la nature. Le symbole du passage entre la vie et la mort, la métamorphose.  » Quant à la question du climat politique actuel et des éventuelles tensions entre la Russie et l’Europe occidentale, le Belge arrondit les angles :  » La Russie est une toute jeune démocratie et nous n’avons aucune leçon à lui donner quand on voit les erreurs que nous faisons encore chez nous malgré une histoire longue de 800 ans dans ce domaine « . Dmitry Ozerkov enchaîne :  » Le territoire de l’art se doit d’être libre de toute tension politique, de rester en dehors de ce type de problématiques. Les artistes doivent rester libres de créer et de dire les choses comme ils l’entendent.  » Léger bémol : le patronage initialement proposé à la famille royale belge par le musée russe n’a pu avoir lieu vu les tensions actuelles… Pour ne rien arranger, la veille du vernissage, une rumeur affirmait que les Belges avaient bombardé Alep, créant une tension diplomatique qui s’est heureusement dissipée quand le démenti officiel est arrivé.

Le soir est tombé sur le célèbre Palais d’hiver et la foule continue à se presser dans le musée, ouvert jusqu’à 21 heures, comme chaque vendredi. Dans les salles investies par Jan Fabre se croisent un grand nombre de visiteurs anonymes qui se mélangent aux invités venus assister à l’inauguration en présence du docteur Mikhaïl Piotrovski, directeur de l’Ermitage. La scène est très officielle et l’on aurait de loin préféré assister à l’une des performances de Fabre, comme celle spécialement créée ici même le 27 juin dernier : il y déambulait dans l’Ermitage revêtu de sa célèbre armure, pour se battre et séduire les femmes. Seule une vidéo en témoigne aujourd’hui, avec celles d’autres performances plus anciennes. Pendant ce temps, l’artiste terrible sourit discrètement à la foule, portant ce soir un masque parmi tant d’autres…

Jan Fabre. Knight of Despair. Warrior of Beauty, au musée de l’Ermitage, à Saint-Pétersbourg, jusqu’au 9 avril 2017. www.hermitagemuseum.org

PAR ALIÉNOR DEBROCQ, À SAINT-PÉTERSBOURG

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