[EXTRAITS]

Le 19 avril 1943, au matin, les trois quarts des Juifs de la caserne Dossin s’engouffrent lentement dans le convoi, à raison de 50 par wagon. Simon et sa mère sont parmi eux.

L’évasion de l’enfant du 20e convoi

 » Il fallut plusieurs heures avant que le train ne se décide à partir ; c’était alors le soir et l’obscurité dans le wagon était totale. A l’époque, les nazis n’osaient pas faire circuler les convois de déportés le jour, craignant que lors d’un arrêt dans une gare belge, des voyageurs sur le quai ou des ouvriers rentrant de leur travail n’entendent un appel au secours de l’intérieur ou ne voient un bras sortir d’une de ces ouvertures. Cela aurait fait mauvaise impression. Ils faisaient rouler les trains de nuit, dans l’ignorance des populations.

Peu après le départ, du fond de mon wagon, dans le noir, je sentis que le train s’arrêtait, j’entendis des hurlements en allemand et des coups de feu. C’était, comme je l’apprendrai plus tard, l’attaque de trois jeunes à Boortmeerbeek : ils avaient arrêté le train, ouvert un wagon (pas le mien) et libéré dix-sept personnes.

Le train repartit et je m’endormis par terre dans les bras de ma mère, avec l’impression que des hommes de mon wagon, encouragés par le bruit de l’attaque, essayaient d’ouvrir la porte de l’intérieur.

De fait, à un certain moment, ma mère me réveilla. Le train roulait mais la porte était ouverte. Je sentais l’air frais entrer dans le wagon, j’entendais plus distinctement le fracas des roues sur les rails.

Elle me prit alors par la main et me conduisit vers la porte. Trois ou quatre personnes sautèrent devant moi. Quand vint mon tour, ma mère me fit descendre jusqu’à ce que mes pieds touchent le marchepied. Je me tenais de la main gauche à une petite barre verticale métallique et de la main droite à l’arête du plancher. Ma mère me tenait par les vêtements et les épaules.

Au début je n’osais pas sauter : ce train allait quand même vite et la proximité de la végétation qui défilait sous mes yeux me donnait une impression plus grande encore de vitesse.

Ma mère me dit alors, en yiddish : « Der tsug geit tsu schnel » (Le train va trop vite). Ce sont les derniers mots que j’ai entendus de ma mère. Car alors le train ralentit et je sautai. J’atterris souplement sur le ballast sans me blesser, debout à côté du train qui continuait à rouler lentement à ma droite, grande masse noire dans la nuit, sifflant, crachant sa vapeur, et j’attendis ma mère. Mais le train s’arrêta complètement, ma mère ne put plus sauter, et j’entendis les gardes courir de l’avant dans ma direction, hurlant et tirant des coups de feu. Ils avaient remarqué quelque chose.

Ma première idée fut de courir en avant pour remonter dans mon wagon, pour rejoindre ma mère et ne pas être pris en faute, mais pour cela je devais aller à leur rencontre. Alors, dans un moment d’inconscience soudaine, un réflexe instinctif, j’ai tourné à gauche et je me suis mis à courir.  »

Une vie traquée d’enfant caché

 » Nous étions le 20 avril 1943, et je devais encore attendre dix-sept mois pour que Bruxelles soit libéré, le 3 septembre 1944.

Durant ces dix-sept mois, j’ai été recueilli et caché dans des familles belges catholiques. J’ai changé deux ou trois fois de cachette, par mesure de sécurité. Cette fois, ayant vu la Gestapo de près, j’étais non seulement caché, mais véritablement terré. Quand j’arrivais dans une famille, j’allais voir dans le grenier comment je pouvais fuir par les toits s’ils venaient me chercher. Chaque coup de sonnette m’inquiétait. Je rêvais toutes les nuits que j’étais poursuivi par la Gestapo (cela m’arrive encore maintenant). Je ne sortais presque jamais, ce qui était difficile pour un garçon de douze ans. J’étais caché séparé de mon père, mais on s’écrivait. Madame Rouffart jouait les intermédiaires.

Malheureusement, durant ces dix-sept mois, Hitler décida de déporter aussi les Belges, et ma soeur partit le 20 septembre 1943 avec le 22e convoi.

Après six mois d’internement à la caserne Dossin, elle ignorait encore qu’elle partait pour la mort.

Elle demanda dans son formulaire, pour son colis de départ, « des vêtements d’hiver, un manteau de fourrure, gants ou moufles chaudes, pull-over chaud, chemise de nuit chaude ». Elle croyait qu’elle allait passer l’hiver. Elle croyait aussi qu’elle partait travailler dans des fermes en Hollande. »

Ma foi en Dieu

 » Après mon évasion, me retrouvant pour la première fois seul, séparé de ma famille, je priais constamment pour le retour rapide de ma mère et de ma soeur, souvent pleurant, sanglotant, en yiddish : « Kum tsirik, Mama, kum tsirik, Ita ! » (Reviens Maman, reviens Ita !).

Je récitais inlassablement la seule prière en hébreu que j’avais apprise dans mon enfance et la prière chrétienne de mes hôtes. Je priais les deux Dieux pour mettre toutes les chances de mon côté.

J’étais certain qu’elles reviendraient rapidement car j’avais une totale confiance en Dieu.

Quand j’ai compris après la guerre qu’elles ne reviendraient pas, j’ai perdu la foi. Je me suis dit que si Dieu existait, il n’aurait pas permis cela. Mais je ne critique pas les croyants. Au contraire, je les envie. Quelle chance d’avoir la foi !

Un jour, invité par un institut catholique de Marseille, je me suis trouvé devant une centaine d’élèves de dix-sept ou dix-huit ans. A la fin de mon témoignage et de mon appel à la démocratie, une jeune fille s’est levée et m’a demandé :

Croyez-vous en Dieu ?

Non, je n’y crois plus.

Ce n’est quand même pas Dieu qui a construit les chambres à gaz mais les hommes.

Comment puis-je accuser quelqu’un, Dieu, qui à mon avis n’existe pas ?

Je suis une bonne chrétienne et je vais prier pour votre mère et votre soeur.

Merci, mademoiselle.  »

Comment j’ai eu la force morale d’y arriver

 » La partie la plus importante de la vie humaine, ce sont les premiers jours, les premiers mois, les premières années. Tout l’avenir se forge à ces moments.

Quand un enfant naît, s’il n’est pas immédiatement pris, happé et enveloppé dans les bras de la tendresse, choyé, dorloté, il est marqué pour la vie.

Moi, j’ai été un bébé, puis un enfant adoré ; j’ai vécu onze ans dans ma famille, dans un milieu d’amour et de dignité, et cet amour m’a donné une force pour toute la vie.

Une autre chose m’a aidé : ma soeur, grande pianiste classique, aimait le jazz ; en pensant à elle, je suis devenu pianiste de jazz, sans avoir appris. Autre miracle.

Le jazz a été pour moi, après la guerre, un facteur d’équilibre et d’intégration.  »

Auschwitz appartient à l’humanité toute entière

 » Simon Gronowski : « Il y a des gens dont la vie tourne autour de leur statut de victimes. C’est un fardeau qu’ils se coltinent. Je suis sorti de ce carcan. Koenraad m’y a aidé. Lorsque nous avons été ensemble à Auschwitz, j’ai été choqué de voir un groupe de visiteurs juifs s’y promener avec des drapeaux israéliens. Je n’y vois pas de drapeaux allemands ni belges, alors pourquoi des israéliens ? Auschwitz ne fait-il pas partie, d’après l’Unesco, du patrimoine de l’humanité tout entière ? Ce déploiement de drapeaux ne nourrit-il pas un nouvel antisémitisme ? Je combats l’antisémitisme parce que j’en ai été victime. »

Simon Gronowski a transcendé l’état de victime ; et Koenraad Tinel, après un demi-siècle, s’est rapproché de son père. « Tu m’as rendu mon père, dit Tinel à Gronowski, en me permettant de dépasser le trou noir de son idéologie. » Gronowski : « Je ne crois pas que tu haïsses ton père, n’est-ce pas ? Il ne le faut d’ailleurs pas. Un enfant peut reprocher beaucoup de choses à son père, mais ça reste son père. » Tinel : « Non, je ne haïs pas mon père. » Gronowski : « Mais tu hais son idéologie, que tu as rejetée. » Tinel : « J’évoluais vers le rejet total. Tu m’en as sauvé, Simon. Tu m’aides à revenir plus près de mon père. J’ai été un enfant aimé. Mes parents m’ont toujours poussé à dessiner et à faire de la musique. »  »

La responsabilité du père Tinel

 » Le père de Koenraad, fanatisé par le nazisme, en a été un acteur résolu mais indirect car il n’a pris aucun risque physique personnel, ne s’est engagé nulle part et n’a jamais porté l’uniforme nazi.

Mais, certain du bon droit et de la victoire rapide de l’Allemagne nazie, il envoya ses deux fils mineurs, frères aînés de Koenraad, dans les Waffen-SS, les exposant au pire, à l’opprobre et à la mort.

Il se bornait à suivre l’action de son fils combattant en Russie, en déplaçant chez lui des petits drapeaux nazis sur la carte du front.

N’ayant qu’une responsabilité morale et non pénale, il ne fera que six mois de prison. Il invoqua aussi sa bonne conduite en 1914-1918.

Mais il ne pouvait ignorer la nature criminelle du nazisme.

Le frère gardien à Breendonk et à la caserne Dossin à Malines rentrait régulièrement chez lui.

Koenraad dessine et raconte : « Mon frère me parlait des Juifs, et de la façon dont ils étaient traités. J’en rêvais la nuit. Il montait la garde. Il a vu une exécution. Il n’avait que quinze, seize ans… Mon frère me parla d’une femme avec un sac sur la tête. Les gardes lui gueulaient dessus. Mon frère leur a dit : N’as-tu pas de mère, toi ? Quand il en a eu assez, il est passé à la Hitlerjugend. »

Tinel père entendait cela mais ne bronchait pas.

Il regrettait cependant de ne pas avoir sauvé Betty Galinsky, le professeur de piano de Koenraad.

Koenraad dessine et explique : « Tout ce que disait papa, il y croyait dur comme fer. Même après la guerre, il ne pouvait admettre qu’il avait eu tort… »

Après la guerre, Tinel père a tout appris des camps de concentration, des montagnes de cadavres, des chambres à gaz, des fours crématoires, mais il ne changea pas d’avis. Il ne voulait pas le savoir, ni le croire.

Un jour, Koenraad lui parla des Juifs : « Och, allez, il y en a encore tellement en circulation », fut sa seule réponse.

L’emprise du père sur ses fils était telle que Koenraad n’osa jamais l’interroger de son vivant.  »

Le pardon demandé par l’ancien nazi, frère aîné de Koenraad

 » Dès le début, le frère aîné de Koenraad était d’accord avec la publication de Scheisseimer, disant : « Koenraad, j’ai confiance en ton honnêteté. » Il est mort en septembre 2012.

L’autre (NDLR : frère), celui qui m’a gardé à Malines et m’a sans doute envoyé à la pointe de son fusil dans le wagon de la mort, a demandé à me rencontrer.

Deux mois après le documentaire Enfants de la guerre diffusé sur la VRT, je l’ai vu chez lui, à Gand, le 14 janvier 2013. Cette rencontre fut extraordinaire, inouïe, émouvante.

Nous sommes tombés immédiatement dans les bras l’un de l’autre, en larmes, lui, Koenraad et moi. Longtemps nous sommes restés étreints sans pouvoir dire un mot. Les mots étaient inutiles.

Je symbolise peut-être pour lui tous ceux, hommes, femmes et enfants, qui ont défilé sous son arme, mais je ne peux lui pardonner qu’en mon nom personnel, non au nom de mes parents assassinés et de tous ceux qui sont morts à Auschwitz.

Ce pardon, je le lui donne de tout mon coeur.

Je le fais pour lui mais aussi et surtout pour moi parce que je m’en sens transcendé.

Le pardon apporte peu à celui qui l’obtient mais beaucoup à celui qui l’accorde. Il bannit l’amertume, apporte la paix de l’âme et rouvre le chemin de la vie. « 

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