[Extraits] Une idée de l’université

[ Discours prononcé le 18 novembre 2005 à l’Université catholique de Louvain lors de la remise à Simon Leys du doctorat honoris causa.]

Vers la fin de sa vie, Flaubert a écrit dans une de ses admirables lettres, à son ami Tourgueniev, une petite phrase que je voudrais placer en tête de mes réflexions, car elle les résume très bien :  » J’ai toujours tâché de vivre dans une tour d’ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler.  » Tels sont bien les deux pôles de la situation : d’une part la  » tour d’ivoire « , d’autre part la  » marée de merde « .

Considérons d’abord la tour d’ivoire. C. S. Lewis a observé que, pour mesurer la valeur de n’importe quelle chose, que ce soit un tire-bouchon ou une cathédrale, il faut savoir de quoi il s’agit, à quel usage c’est destiné et comment on s’en sert. [à] Aussi la définition de l’université ne prête guère à discussion, il me semble. L’université a pour objet la recherche désintéressée de la vérité, quelles qu’en puissent être les conséquences, l’extension et la communication du savoir pour lui-même, sans aucune considération utilitaire.

En ce qui concerne son mode d’opération, l’université requiert quatre facteurs. Les deux premiers sont indispensables, les deux autres sont importants, mais parfois facultatifs.

1. Une communauté de savants. Il y a quelques années, en Angleterre, un brillant et fringant jeune ministre de l’Education était venu visiter une grande et ancienne université ; il prononça un discours adressé à l’ensemble du corps professoral, pour leur exposer de nouvelles mesures gouvernementales en matière d’éducation, et commença par ces mots :  » Messieurs, comme vous êtes tous ici des employés de l’universitéà « , mais un universitaire l’interrompit aussitôt :  » Excusez-moi, Monsieur le Ministre, nous ne sommes pas les employés de l’université, nous sommes l’université.  » On ne saurait mieux dire. [à]

2. Le second facteur indispensable : une bonne bibliothèque. Cette évidence se passe de commentaire.

3. Les étudiants. Ils constituent un élément important, mais pas toujours indispensable. Il est bon de former des étudiants, mais il n’est pas souhaitable de les attirer à tout prix par tous les moyens et sans discrimination. Les étudiants étrangers – payants – rapportent annuellement près de 2 milliards de dollars aux universités australiennes. Un recteur d’université nous a engagés un jour à considérer nos étudiants non comme des étudiants, mais bien comme des clients. J’ai compris ce jour-là qu’il était temps de s’en aller. [à] En fait, je rêve d’une université idéale : les études n’y mèneraient à aucune profession en particulier et ne feront d’ailleurs l’objet d’aucun diplôme. Mais peut-être cette université idéale existe-t-elle déjà ? Voyez le Collège de France.

4. Des ressources matérielles – qui peuvent être de provenance variée : soutien gouvernemental, mécénat privé, etc. L’importance de l’argent est évidente, il serait sot de le nier. Mais rappelez-vous pourtant qu’on a vu d’admirables universités fonctionner dans un dénuement extrême. L’université de Pékin, par exemple, durant les quinze premières années de la jeune République chinoise, a joué un rôle de premier plan dans la vie intellectuelle du pays, et cependant, faute de ressources, ses enseignants, qui constituaient une élite exceptionnellement jeune et brillante, restaient parfois plusieurs mois sans toucher leur salaire. […]

Le Studio de l’inutilité, par Simon Leys. Flammarion, 304 p.

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