Experts et politiques : des liaisons dangereuses ?

Banque nationale, Bureau du Plan, universitaires, les politiques recourent de plus en plus aux experts. Qui sont-ils ? Quelle est leur mission ? Sont-ils vraiment indépendants ?

Ça phosphore dur : la loi de financement, le sort des allocations familiales, BHV, le devenir de Bruxelles et la responsabilisation régionale… Autour des négociateurs francophones, des experts, des cerveaux extérieurs (entendez qui n’appartiennent pas aux centres d’études des partis) venus leur prêter main-forte. Leur mission : partager leurs connaissances et leur analyse, et dans le cas qui nous occupe, concrétiser les modèles de loi de financement proposés par les sept partis. Car, dans cette bataille où l’argent demeure le nerf de la guerre, les chiffres sont source de conflits. Et l’expertise des Philippe Van Parijs, Joseph Pagano, Michel Mignolet…, spécialistes en finances publiques, en économie appliquée, en droit constitutionnel, autant de  » munitions de guerre  » dans le camp francophone.

Pour les politiques, pas question de se faire rouler, comme lors des négociations de financement de 1988 pour lesquelles ils étaient techniquement fort désarmés. Ils puisent alors leurs  » instruments de combat  » dans le vivier universitaire.  » Ma fonction est très claire : fournir aux négociateurs francophones les meilleurs arguments, basés sur des chiffres et des faits, et souligner les risques potentiels « , répond Joseph Pagano, très sollicité, comme une poignée d’autres universitaires. L’expert estime qu' » il réalise cette mission au profit de tous les francophones, les Wallons et les Bruxellois « . Le jeu paraît d’autant plus ouvert que les experts affirment garder les coudées franches.  » J’ai la liberté d’être embarrassant et d’aller à contre-courant. Quand, par exemple, les politiques évoquent le plan B, je réponds publiquement que oui, il est faisable, mais il va coûter très cher. Cela ne plaît sans doute pas aux négociateurs, mais ce qui compte, c’est le bénéfice de la collectivité « , poursuit Pagano.

 » Ce sont deux métiers différents « , insiste Pascal Delwit, politologue à l’ULB. Chacun son rôle, chacun ses méthodes, chacun sa place, et surtout pas de confusion ! Les experts se montrent très attachés à leur indépendance (certains refusant toute collaboration avec les partis). Simplement, ils n’en n’oublient pas leurs obligations.  » En tant qu’universitaire, vous êtes payé sur les deniers publics, grâce aux contribuables, pour acquérir dans votre domaine le plus haut niveau de compétences. Alors, quand les représentants de l’Etat vous demandent de rendre service, de les faire bénéficier de votre expertise, la conception qu’on se fait de la démocratie commande de répondre positivement « , explique Christian Behrendt, professeur de droit constitutionnel à l’ULg régulièrement consulté par les partis.  » On ne produit pas de savoir dans le vide « , ajoute Pierre Verjans, politologue à l’ULg. D’ailleurs, les experts réalisent leur mission auprès des négociateurs  » bénévolement  » (ils sont rémunérés par leurs universités). Critiquer, alerter sur les dangers qui pointent, aider leurs contemporains face aux grandes questions du moment, une tâche essentielle pour eux. Ils assurent la description du réel, aux politiques d’agir.

 » On intervient souvent à la demande, et notre travail repose sur une démarche scientifique : méthodologie, hypothèses, conclusions. Après, ce sont aux politiques de trancher « , déclare Michel Mignolet, professeur d’économie aux Facultés universitaires de Namur, expert au sein du groupe 4P3U. André Decoster, économiste à la KULeuven, était l’un des membres du défunt Groupe de Haut Niveau sur la loi de financement. Sélectionné sur le quota de Groen !, mais avec l’étiquette de chercheur indépendant, précise-t-il.  » Préserver mon indépendance vis-à-vis des partis, c’est pour moi capital. Parce que, dans notre société, qui a encore pour mission de faire entendre une voix critique et indépendante, si ce n’est les universitaires ? Qui va s’exprimer si les académiques ne le font plus ? C’est notre rôle.  » Sa devise ? Without fear and without favour ( » sans peur et sans faveur « ), comme il est écrit à la Une du Financial Times.

 » Malheureusement, poursuit André Decoster, les universités sont un peu prisonnières d’un système compétitif où leur renommée dépend du nombre de publications de leurs chercheurs dans des revues internationales. Du coup, beaucoup de scientifiques ont l’impression que s’occuper de la loi de financement en Belgique, c’est perdre son temps. Ils pensent que ce n’est pas avec des articles qui analysent d’obscurs mécanismes institutionnels dans un petit pays qu’ils vont intéresser les revues américainesà Je le déplore, car je suis convaincu que, dans le contexte belge, il serait bien nécessaire d’enrichir le débat par des analyses théoriques fouillées. « 

Pas de pouvoir, mais de l’influence

Mais certaines matières s’avèrent bien plus sensibles que d’autres. Le droit constitutionnel, l’économie appliquée, les sciences politiques peuvent se baser ainsi sur des convictions, des orientations politiques.  » On n’est jamais totalement neutre ! Choisir tels concepts, tester telles hypothèses n’est pas neutre « , assure Benoît Bayenet, professeur d’économie à l’ULB, architecte du plan Marshall, également conseiller au cabinet de Jean-Claude Marcourt (PS). Il n’y a pas de mystère : un économiste appartient forcément à une école de pensée. De fait, Joseph Pagano, keynésien, n’est pas un adepte de la théorie libérale. L’allocation universelle, défendue par Philippe Van Parijs, a tout pour plaire à la gauche… Quand un universitaire accepte une mission auprès d’un parti, et lui expose les choix les plus judicieux, que devient son indépendance ?  » Ce moment où l’on n’est plus un expert mais un citoyen doit être clair « , répond Hassan Bousetta, sénateur PS, docteur en sciences sociales, hier chercheur et chargé de cours à l’ULg.  » Quand je donne cours, je précise le moment où je mets ma casquette d’élu socialiste « , poursuit Benoît Bayenet.

Dans la conjoncture actuelle, les partis politiques font appel non pas à des intellectuels, mais bien plus à des techniciens. En dehors des interventions remarquées de l’un ou l’autre professeur dans des dossiers techniques (la loi de financement, par exemple), l’impact des travaux universitaires dans la crise politique est, en règle générale, assez dérisoire. Laurent de Briey en mesure bien les raisons. Et pour cause : il dirige à mi-temps le CEPESS, le centre d’études du CDH, tout en étant professeur de philosophie aux Facultés universitaires de Namur.  » Paradoxalement, l’influence des universitaires me paraît plus grande en dehors des périodes de crise, explique-t-il. Quand l’actualité est très chahutée, le choc des temporalités complique la rencontre entre le monde politique et le monde scientifique. Le court terme, dans la recherche, se compte en années… En politique, un mois, voire une semaine, c’est déjà du long terme. Dans une crise comme celle que nous vivons maintenant, les universitaires qui ont une influence sont surtout ceux qui possèdent un modèle prêt à l’emploi, et qui ont des contacts établis avec les partis. Dans ce cas, comme le monde politique manque de temps, il apprécie de pouvoir s’inspirer des théories qu’on lui propose.  » Nos experts ont-ils du pouvoir ? Non, affirment-ils. Car le pouvoir, c’est agir. De l’influence, oui, sans aucun doute.  » En ayant un accès aux médias, les universitaires jouissent d’une influence sur l’opinion publique et donc sur les hommes publics « , résume Joseph Pagano.

SORAYA GHALI, AVEC FRANçOIS BRABANT

 » beaucoup de scientifiques estiment qu’ils perdent leur temps « 

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