Portrait de M. Félix Fénéon, Paul Signac, 1890. © the Museum of Modern Art, New York Fractional gift of Mr. and Mrs. David Rockefeller

être… et rester moderne

La nouvelle exposition de la fondation Vuitton à Paris laisse entrevoir ce que sera le nouveau MoMA. Elle raconte aussi comment le prestigieux musée new-yorkais a  » volé  » la modernité à la vieille Europe.

Une machine extraordinaire aux rouages parfaitement ajustés et huilés. Tel est le MoMA, Museum of Modern Art de New York, qui fêtera son 90e anniversaire en 2019. Quels chiffres au compteur de ce paquebot qui avance sans se retourner ? 3,5 millions de visiteurs par an et quelque 200 000 oeuvres acquises au rythme, tout aussi annuel, de 700 à 1 000 objets. Après qu’un précédent agrandissement des volumes a eu lieu en 2004, le musée, qui compte plus de 11 000 mètres carrés, est aujourd’hui engagé dans une nouvelle phase d’expansion. Menée par le bureau d’architecture Diller Scofidio + Renfro, celle-ci débouchera dans deux ans sur un gain de 30 % d’espace supplémentaire. Ces travaux essentiels vont permettre à l’institution de la 53e rue de mettre en lumière un butin esthétique qui n’en finit pas de croître. En attendant ce lifting, le géant américain a déplacé 200 chefs-d’oeuvre de sa collection à la faveur d’une invitation lancée par la fondation Louis Vuitton à Paris. Etre moderne – Le MoMA à Paris propose, jusqu’en mars prochain, un regard double sur la formidable aventure que représente ce musée inauguré quelques jours seulement après le sombre  » jeudi noir  » de 1929, épisode emblématique d’une crise boursière qui allait précipiter les Etats-Unis dans la Grande Dépression. Au-delà du coup d’oeil prospectif, l’accrochage étant à comprendre comme une  » maquette  » – le mot est de son directeur Glenn Lowry – du projet à venir, l’événement permet de prendre la mesure de la singularité du MoMA qui, faut-il le rappeler, est historiquement le  » premier musée d’art moderne au monde « .

Vendre le passé

Ce caractère unique se reflète à travers toute sa genèse. Un personnage, plus que les autres, a incarné cet esprit, il s’agit de son mythique premier directeur : Alfred H. Barr (1902 – 1981). Visionnaire, l’homme a compris l’importance fondamentale de la création en train de se faire.  » L’art contemporain, tout chaotique et mystérieux qu’il soit, reste pour beaucoup d’entre nous à la fois vivant et essentiel en tant que tel. Mais il l’est également en tant que manifestation privilégiée de notre obscure et surprenante civilisation  » (1), écrivait-il de manière prémonitoire.  » Vendre le passé pour acheter l’avenir « , cette conception qui place l’instabilité en son sein sera à l’origine d’une vraie rupture avec l’idée du musée européen entendu comme écrin historique.

Human/Need/Desire, Bruce Nauman, 1983.
Human/Need/Desire, Bruce Nauman, 1983.© The Museum of Modern Art, New York. Gift of Emily and Jerry Spiegel, 1991 Adagp, Paris, 2017

Pour faire corps avec la modernité et les avant-gardes, celui qui demeura à la tête du musée jusqu’en 1943 et signa notamment la fameuse exposition Machine Art en 1934 lança l’idée d’une forme de musée ne se contentant pas d’entreposer les oeuvres de façon immobile et intangible. Car Barr a pensé le MoMA tourné vers le futur et libéré du poids du passé. Son image favorite était celle d’une torpille : il rêvait d’un musée toujours en mouvement, déchirant le ciel du présent et laissant une trace derrière lui. Plus qu’un  » musée d’art moderne « , Barr a mis au jour un  » musée pour l’art moderne  » aux contours évolutifs. Sa tâche fut en réalité facilitée par les intentions des trois fondatrices à l’origine du musée, à savoir Abby Rockefeller, Mary Quinn Sullivan et Lilly Bliss. Cette dernière, tout particulièrement, avait précisé que la centaine d’oeuvres qu’elle avait léguées au MoMA pourraient être vendues afin  » d’acheter mieux « .

Ce caractère d’aliénabilité des oeuvres, un tabou sous nos latitudes, a permis au vaisseau new-yorkais d’opérer des acquisitions mémorables. La plus célèbre d’entre elles ? Sans hésiter Les Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso, tableau déniché auprès de Jean Doucet, un collectionneur pourtant français, grâce à la vente d’un… Degas. L’anecdote en dit long sur le caractère pragmatique et incroyablement efficace du MoMA. Lequel jouit d’un statut privé. N’ayant aucun compte à rendre à l’Etat, le MoMA forge l’esprit de ses collections à travers les décisions, parfois houleuses, menées entre les  » trustees « , les membres du conseil d’administration. Est-ce à dire que la machine n’a jamais de ratés ? Non, bien sûr. De l’aveu même de Glenn Lowry, le Museum of Modern Art est notamment passé à côté d’un courant comme Fluxus, de Jean-Michel Basquiat, voire de l’art conceptuel et minimaliste… Mais le grand avantage, c’est que ces erreurs sont plus facilement réparables, notamment grâce au levier économique dont dispose l’équipe en place, mais aussi les liens forts que le musée entretient avec les collectionneurs – 90 % des oeuvres acquises sont issues de donations.

Le baigneur, Paul Cézanne, Vers 1885.
Le baigneur, Paul Cézanne, Vers 1885.© Collection Lillie P. Bli

Fluxus a échappé au  » board  » ? Qu’à cela ne tienne : en 2008, Gilbert et Lila Silverman lèguent au musée le fruit d’une vie entière d’acquisitions lui permettant de passer d’une centaine de pièces à la plus grande collection au monde de ce mouvement d’avant-garde né dans les années 1960. Et le MoMa a pu surfer sur le même opportunisme concernant l’art conceptuel et minimal, mettant, dès 2011, la main sur l’un des ensembles les plus convoités en la matière, celui du collectionneur et médecin belge Herman Daled. Un corpus de 200 oeuvres, dont 60 de Marcel Broodthaers, ravi au nez et à la barbe de la France, qui en rêvait…

Une vision pour le monde

La vision qu’Alfred Barr a forgée pour le MoMA, à savoir celle d’un nouveau musée qui devait être  » fluctuant « ,  » pluridisciplinaire  » – c’est à dire  » inclure l’architecture, le design, la photo- graphie et le cinéma  » (2) -, tout autant qu’ouvert sur les autres foyers internationaux de création, est celle qui allait s’imposer dans le monde à partir des années 1950. C’est à ce moment-là que  » New York vola l’idée d’art moderne  » au reste du monde – comme l’a écrit Serge Guibault dans un ouvrage au titre volontairement provocateur. Ou pour le dire de manière plus exacte  » imposera une certaine idée de l’art moderne à la planète « . Parallèlement à l’expressionnisme abstrait, cette nouvelle façon de peindre traversée d’aplats et de drippings, le MoMA sera l’instrument de diffusion d’une hégémonie culturelle d’un autre ordre. Celle-ci cheminera de concert avec la suprématie politico-économique du pays de l’oncle Sam : les critères de l’art américain vont devenir ceux du monde de l’art en général.

A Paris, la salle d’exposition qui ouvre Etre Moderne affirme ce coup de force mieux qu’un essai de 600 pages. L’instabilité évoquée plus haut – certains penseront le nivellement – règne en maître. Dans un même espace, un roulement à billes de Sven Wingquist, une vanne de chasse d’eau et des hélices de bateau présentés lors de l’exposition Machine Age côtoient Oiseau dans l’espace, une sculpture de Brancusi, le fameux Baigneur de Cézanne, ainsi que Lime Kiln Club Field Day, un film de 1913 mettant en scène des acteurs afro-américains en pleine période de ségrégation. Des photos de Walker Evans, Posed Portraits, New York, et l’envoûtante toile d’Edward Hopper House by the Railroad, évoquant une Amérique branlante, complètent ce panorama en donnant à penser l’approche même du musée. Cette juxtaposition inimaginable, quasi iconoclaste, sacre les rapprochements inattendus qui sont la marque de fabrique du MoMA.

Bird in Space, Constantin Brancusi, 1928.
Bird in Space, Constantin Brancusi, 1928.© The Museum of Modern Art, New York Given anonymously, 1934 – Succession Brancusi – Adagp, 2017

On repense à la fameuse image de a  » torpille  » de Barr et on se dit que c’est clairement une idée explosive et progressiste de l’art moderne dont il est ici question : chaque création intègre et dépasse ce qui a été fait avant elle.

Dessins d’architectes – Rem Koolhaas ou Mies van der Rohe -, fragment du mur rideau du bâtiment des Nations unies à New York, extraits filmiques de Steamboat Willie de Walt Disney, voire du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et jusqu’à la guitare Stratocaster 1954 de Fender : on mesure combien l’art moderne est, pour le MoMA, une mécanique d’expérimentations éclatée et continuellement soumise aux relectures. Entre ce qui en est et ce qui n’en est pas, la frontière est ténue… De Colors for a Large Wall, une huile sur toile en forme d’humble damier de couleurs d’Ellsworth Kelly, à Human/Need/Desire, une sculpture réalisée par Bruce Nauman à partir de tubes néon, en passant par un Wall Drawing de Sol Lewitt, une composition à la craie basée sur une grammaire formelle basique et imaginée comme une partition musicale reproductible à l’envi : le parcours emmène à travers les couloirs de l’histoire de l’art. Déployée sur plusieurs niveaux, il nécessite au moins trois heures de visite. Comme le souhaitait Barr, les Etats-Unis ne sont pas la seule destination, il est aussi question ici de Paul Signac, qui livre un très psychédélique portrait du critique d’art Félix Fénéon, mais également de Joseph Beuys à travers l’un de ses costumes en feutre, ou d’un Klimt absolument sidérant avec Die Hoffnung, II, une huile, or et platine sur toile, représentant à la fois la force et la fragilité d’une femme enceinte.

Au fil des étages, le MoMA prouve en fait sa capacité à absorber le temps présent. Cette quête se termine sans fausse note sur une messe immersive de Janet Cardiff. La plasticienne canadienne investit une vaste pièce du bâtiment conçu par Frank Gehry avec The Forty-Part Motet, une installation composée de 40 haut-parleurs diffusant les voix d’autant de jeunes interprètes entonnant une pièce polyphonique du xvie siècle de Thomas Tallis. Elle permet au visiteur de circuler parmi les  » chanteurs « , de pousser la porte de la musique et de la vivre comme un espace, un temple.

Etre Moderne – Le MoMA à Paris, à la fondation Louis Vuitton, à Paris, jusqu’au 5 mars prochain, www.fondationlouisvuitton.fr.

(1) et (2) Cité par Annie Cohen-Solal dans Un jour, ils auront des peintres, éd. Gallimard, 2000.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire