ET LA LUMIÈRE FUT…

Malgré la crise qui frappe leur pays, les habitants d’Ivaporunduva soutiennent toujours le bilan des  » années Lula « . Comme 16 millions d’autres Brésiliens, ils sont bénéficiaires du programme  » Lumière pour tous  » qui a apporté l’électricité dans les villages reculés. Un vrai progrès.

Depuis São Paulo, cinq heures de voiture suffisent pour atteindre Ivaporunduva (400 âmes), au creux d’un méandre d’une puissante rivière. C’est un voyage dans l’histoire du Brésil : avant l’abolition de l’esclavage, en 1888, cette localité reculée était un quilombo, une de ces communautés de Noirs marrons (esclaves fugitifs) qui, en cavale, reconstituaient dans la forêt vierge les conditions de vie africaines.

Aux XIXe et XXe siècles, cette région vallonnée devint le territoire de grands propriétaires terriens, surnommés  » colonels « , parce qu’ils étaient tout-puissants. Séparée de la route départementale par la rivière Ribeira de Iguape, Ivaporunduva demeura isolée et coupée de la modernité. Récemment encore, les descendants d’esclaves vivaient de manière archaïque, traversant le rio en pirogue et logeant dans des maisons en pisé, sans eau courante ni électricité. Et puis, un beau jour, en 2003, la lumière fut !

Fraîchement élu, le président Lula, lui-même né dans une famille misérable du Nordeste, lance, entre autres initiatives de lutte contre la pauvreté, le programme  » Luz para todos  » (Lumière pour tous). Il vise à raccorder au courant électrique les foyers de 10 millions de Brésiliens qui vivent encore dans des conditions de sous-développement dans les régions les plus pauvres : l’Amazonie, le Nordeste, mais aussi, au sud, l’arrière-pays de São Paulo, de Rio ou de Belo Horizonte. Treize ans après son lancement, le programme compte 16 millions de bénéficiaires.

 » Un jour, raconte le sexagénaire Benedito da Silva – sorte de chef du village en raison de son ancienneté et de son engagement politique dans les rangs du Parti des travailleurs (PT, gauche, le parti de Lula) -, les agents de la compagnie nationale d’électricité Eletrobras ont débarqué dans la vallée, tiré des câbles vers les villages isolés des alentours (dont 70 quilombos) et installé gratuitement la lumière dans tous les foyers, avec de quoi suspendre une ampoule à chaque pièce de la maison.  »

En quelques jours, Ivaporunduva, doté par la même occasion d’un système d’éclairage public, passe des ténèbres du XIXe siècle aux lumières du XXIe. Très vite, les autochtones s’équipent de réfrigérateurs, grâce aux crédits à la consommation, facilités sous la présidence Lula.  » Nous avons alors cessé de fumer la viande au feu de bois, afin de la conserver, comme nous le faisions depuis toujours.  » L’arrivée du lave-linge modifie aussi les habitudes : soudain, le convivial rituel de la lessive au bord de la rivière disparaît. Et d’autres appareils électroménagers font leur apparition : le fer à repasser, le sèche-cheveux, le fer à lisser. Mieux encore : il devient possible de prendre des douches chaudes, particulièrement appréciables à la saison froide, en juin et juillet, quand la température nocturne descend à 10 °C.

La pauvreté extrême a reculé

Au pays des telenovelas, chaque maison possède aujourd’hui son téléviseur (mais pas encore d’écran plat).  » La télé a changé les mentalités, poursuit Benedito da Silva. Nous avons découvert qu’ailleurs les gens vivaient bien mieux que nous. En même temps, nous avons réalisé qu’ici nous sommes à l’abri des problèmes de la ville, comme la drogue et la violence. Et que cela ne vaut pas le coup de céder aux mirages de la ville, où l’on risque de finir dans une favela. Enfin, grâce aux antennes satellitaires, nous pouvons regarder le foot en direct.  » Jusqu’alors, lui et ses voisins suivaient les Mondiaux de football l’oreille collée à un transistor.

En dépit de leur gestion calamiteuse à l’origine de la crise actuelle (récession, hausse du chômage et de l’inflation, corruption débridée…), l’ex-président Lula et sa dauphine, Dilma Rousseff, sont crédités d’avoir fait reculer la pauvreté. Jusqu’alors, plus de 20 millions de Brésiliens, soit 1 sur 10, étaient traités comme quantité négligeable et passés par pertes et profits par les gouvernements successifs. Grâce à une multitude de programmes sociaux, la pauvreté extrême a indéniablement reculé.  » Minha casa, minha vida  » (Ma maison, ma vie), un gigantesque programme d’accession à la propriété destiné aux plus pauvres, a par exemple permis d’offrir un toit à 2,6 millions de familles (représentant 10 millions de Brésiliens) grâce à des prêts à taux zéro. En raison de la crise actuelle, le financement et l’avenir de ce plan sont cependant en péril…

A Ivaporunduva, plus aucun villageois ne vit dans une habitation en pisé.  » J’ai un peu la nostalgie de mon ancienne maison, car elle était mieux ventilée, et je dormais mieux « , glisse néanmoins Regina Pedroso en faisant visiter les 9 mètres carrés de son précédent logis, attenant à sa nouvelle maison en dur : il se compose de trois pièces avec le sol en terre battue, sur lequel repose encore le mortier où elle pilait son riz.

Discrimination positive

Dans ce village de cultivateurs de bananes, un voisin vante les mérites d’un autre plan emblématique : le Programme national de renforcement de l’agriculture familiale (Pronaf). Il permet l’accès à des prêts bancaires, d’un montant d’environ 1 000 euros, à taux réduit, afin de faciliter les investissements économiques des villageois.  » Aujourd’hui, je peux entrer dans la banque d’Eldorado, à 45 kilomètres d’ici, sans crainte, témoigne l’agriculteur Nivaldo Rodrigues da Silva, 59 ans. Autrefois, le pauvre n’avait pas sa place dans la société : tu entrais dans une banque, et ils appelaient la police… Aujourd’hui, je suis bien reçu : on me traite comme tout le monde.  »

Historiquement en butte à la ségrégation – en dépit d’un mythe tenace selon lequel le Brésil serait un pays convivial épargné par le racisme -, les Noirs comptent parmi les soutiens fidèles de l’ex-président Lula, à qui ils savent gré, aussi, d’avoir mis en oeuvre une politique de discrimination positive dans l’enseignement supérieur. Les 59 universités fédérales du pays réservent en effet 50 % de leurs places aux étudiants issus des lycées publics et provenant de familles noires ou  » indigènes  » (indiennes) à faibles revenus. Sans cela, il n’est pas certain qu’Elson Alves da Silva aurait bénéficié d’une bourse ni qu’il suivrait aujourd’hui des études d’histoire à l’université de São Paulo en vue de devenir enseignant.  » Nos parents ne dépassaient pas le stade de la scolarisation en primaire, puis allaient directement travailler dans les champs des fazendas alentour, pointe le futur professeur. Notre génération vit une autre réalité.  »

Egalement diplômé d’université, Arnaldo dos Santos Ponce, la trentaine, fonctionnaire à la mairie de São Paulo et de passage dans son village natal, renchérit :  » Nous sommes plusieurs à avoir mené des études supérieures. Parmi nous, il y a même un avocat et un prof qui a donné des cours aux Etats-Unis. Aujourd’hui, les politiciens ne peuvent plus nous raconter de bobards : le peuple a cessé d’être ignorant.  » Cette évolution se traduit dans les statistiques : 30 % des étudiants brésiliens actuels sont les premiers membres de leur famille à suivre des études supérieures.

Un viaduc exigé par Lula

Au-delà de l’électrification et des programmes sociaux, c’est la construction d’un pont qui, en 2010, a définitivement sorti le village du sous-développement. Seize ans plus tôt, en 1994, le futur président Lula, alors dans l’opposition, l’avait promis aux autochtones lors d’une énième campagne électorale qui l’avait conduit à Ivaporunduva. Son passage est resté dans les mémoires. C’était à la saison des pluies, lorsque la rivière devient impétueuse.  » A bord d’une embarcation instable pleine de passagers, Lula avait la trouille, raconte un témoin de la scène. Nous avons alors compris qu’il ne savait pas nager… « Si un jour je deviens chef d’Etat, ici, il y aura un pont », nous a-t-il assuré. On s’est dit : « Ce mec parle beaucoup, il a une grande bouche »  » Mais il a tenu parole.

A la fin des années 2000, près du terme du second mandat de Lula, le  » chef du village  » et militant du PT Benedito da Silva rencontre le chef d’Etat au palais présidentiel, à Brasilia. Ce dernier, sûr de son effet, lui lance :  » Alors, ce pont ?  »  » Lorsque je lui ai appris que l’ouvrage d’art n’avait pas vu le jour, il a tapé du poing sur la table et s’est mis en rogne, raconte Benedito. Ses instructions n’avaient pas été suivies d’effet…  »

Quelques semaines plus tard, un régiment du génie débarque pour faire des calculs, puis érige un viaduc en quelques mois. Inauguré en 2010, il permet le passage des cars de ramassage scolaire et des bus locaux deux fois par jour, évitant de fastidieux transbordements, de longues attentes sur les rives du rio et des marches à travers champs pour rejoindre l’arrêt de bus sur la nationale. Surtout, il a permis le décollage de ce village dont l’économie repose sur la production de bananes bio.

 » Autrefois, nous étions condamnés à vendre notre récolte sur l’autre rive à une grossiste qui imposait ses prix, raconte Olavo Pedro da Silva, cheville ouvrière de la coopérative villageoise. En outre, nous perdions jusqu’à 25 % de notre marchandise qui s’abîmait pendant le transport. Parfois, la barque chavirait et tout était perdu. Aujourd’hui, c’est nous qui, à l’aide d’un camion(donné par le gouvernement), livrons une fois par semaine nos bananes à la Compagnie nationale d’approvisionnement (Conab, entreprise d’Etat qui achète et distribue les productions issues de l’agriculture familiale).  »

Le chiffre d’affaires atteint 7 000 euros mensuels, qui financent la coopérative villageoise, laquelle fournit du travail à une cinquantaine de personnes appartenant à toutes les familles d’Ivaporunduva. S’ajoute à cela une autre source de revenus : l’accueil de groupes de touristes estudiantins, logés dans les dortoirs du (très sommaire) bed & breakfast local, qui découvrent ici les réalités du Brésil profond à travers l’histoire de l’un des 5 000 quilombos du pays.  » Sans le pont, sans l’électricité, sans Lula, rien de tout cela n’aurait été possible « , reprend Olavo. Lorsqu’on lui demande s’il continue de soutenir le Parti des travailleurs de l’ex-président, malgré les affaires de corruption et ses démêlés avec la justice, la réponse, affirmative, tombe comme une évidence :  » Pour les Noirs des quilombos, comme nous, la question ne se pose même pas.  »

PAR AXEL GYLDÉN – PHOTOS : TOMMASO PROTTI POUR LE VIF/L’EXPRESS

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