Et ils croquèrent l’Apple

Philippe Cornet
Philippe Cornet Journaliste musique

Début 1968, les Beatles sont sur le toit du monde. Plus célèbres que le Christ (…), ils s’offrent un nouveau joujou interactif mais dispendieux : Apple Corps, compagnie multimédia qui comprend aussi, surtout, un label musical. La réédition d’un coffret ravive cette saga inventive mais financièrement douloureuse.

« C’est du communisme occidental […] pour la première fois, les patrons ne sont pas là pour faire de l’argent  » : aux journalistes new-yorkais pour le moins interloqués en ce 14 mai 1968, Paul McCartney – accompagné de Lennon – tient conférence de presse. Sujet du jour : le lancement d’Apple Corps Ltd  » impliquant la production de disques, de films et d’électronique, ainsi que la manufacture d’objets […] un espace pour acheter de belles choses, une folie contrôlée… « . La vérité, plus prosaïque, est que les Beatles de 1968 ont drastiquement besoin d’un cadre légal, d’abord pour échapper à la gourmandise fiscale du gouvernement travailliste de Harold Wilson qui prélève jusqu’à 98 % des bénéfices réalisés, y compris par les groupes pop ! Apple, dont le logo fruité (une Granny Smith) est inspiré d’une peinture de Magritte, succède à deux sociétés, Beatles Ltd et Beatles and Co. La mort inopinée du manager et grand argentier du groupe, Brian Epstein (en août 1967 d’une overdose de barbituriques) précipite la décision de rentabiliser la fortune Beatles. Sauf que sans modèle économique pertinent, les Fab Four favorisent un leitmotiv inhabituel en finances : l’utopie…

Fin 1967, la première réalisation de cette idéologie flottante s’ouvre sur Baker Street : la boutique Apple. L’endroit, bariolé à l’extérieur d’une énorme fresque psychédélique, est davantage un sit-in et un coffee-shop permanent qu’un simple magasin de fringues. Rapidement, la gestion, déjà bancale, s’aggrave parce qu’il est virtuellement impossible de distinguer les habits en vente de ceux portés par la clientèle : le vol à l’Apple devient un sport londonien d’autant plus coté que déposer plainte à la police s’avère totalement  » uncool « . Sept mois et 200 000 livres de pertes plus tard – somme cossue pour l’époque -, la première Beatles venture ferme boutique. Le mauvais karma persiste alors que sur les vitres de l’échoppe vide, McCartney peint en grand le titre du nouveau single de l’été 1968, Hey Jude. Pris pour un slogan antisémite (jude signifie juif en allemand), le graffiti doit être prestement effacé.

Electronique et mégalomanie

Les Beatles marchent à l’intuition, confirmant qu’on peut tutoyer le génie musical et ne pas dépister les charlatans. En embauchant Magic Alex, à la tête d’Apple Electronics , les Beatles se laissent séduire par la nature doux dingue du personnage, né Alexis Mardas en 1942 à Athènes. Ce  » sorcier de l’électronique  » en met plein la vue à Lennon qui, sous LSD, reste hypnotisé des heures durant par sa Nothing Box distillant de hasardeux éclairs de lumière. Amusant, mais un peu court pour confier au bricoleur hellène la construction du studio Apple logé dans les sous-sols du QG de la compagnie, 3 Saville Row. Mardas clame son intention de bâtir une console de 72 pistes – 8 est alors la norme… – via une technologie futuriste. Même pas défraîchis par le crash de la boutique Apple, les Beatles ouvrent un crédit sans limite au pseudo-génie : le fiasco se révèle cinglant. A leur entrée, début 1969, dans le studio conceptualisé par Mardas pour l’enregistrement du futur Let It Be, les musiciens découvrent que la cure d’amaigrissement – le 72 pistes a fondu à 16 – s’accompagne de manques insensés : pas d’insonorisation, pas de parlophone entre la cabine de contrôle et la salle, pas de rack pour optimaliser les câblages. La console désuète, comme le reste, est inopérante, et les Beatles doivent dare-dare se faire prêter deux quatre pistes en provenance d’EMI. La note finale des élucubrations de Mandras est sans appel : 4 millions d’euros actuels. Un studio Apple sera finalement conçu par Geoff Emerick, brillant ingé son qui travaillera avec le groupe sur Revolver, Sgt. Pepper’s et Abbey Road, avant de jeter l’éponge à l’été 1968. Usé par la tension permanente suscitée par la présence de Yoko Ono, que Lennon veut absolument imposer en studio. Alors qu’ils vivent les plus pénibles moments d’un indomptable parcours planétaire, les anciens titis de Liverpool présentent le visage d’une joviale société entrepreneuriale. Prompte à convier d’autres artistes à ce qu’il reste du rêve sixties.

Pop et mantras

Entre 1968 et 1973, Apple Records va sortir une cinquantaine de singles d’artistes hors les Beatles qui, juste après l’expérimental Wonderwall de Harrison, inaugurent le label avec la sortie du White Album en novembre 1968. La compagnie à la pomme propose, pêle-mêle, l’Américain Billy Preston, ancienne amitié rhythm’n’blues du temps d’Hambourg, Mary Hopkin, ado galloise découverte dans un talent contest, The Radha Krsna Temple, dévote connexion indienne, ou le très beatlésien Badfinger dont le Without You devient un énorme tube mondial dans la version d’Harry Nilsson en 1972. Sans oublier le tout premier James Taylor qui mènera ensuite une brillante carrière internationale.

Eclectisme et world music avant la lettre, l’affaire démarre en fanfare lorsque la jeune Hopkin vend plus d’un million d’exemplaires à l’automne 1968, de Those Were the Days, reprise minouche d’un folk russe des années 1920. L’implication des Beatles est personnelle – ils participent et produisent fréquemment les sessions – et volontiers hasardeuse : ainsi, Ringo Starr découvre le compositeur John Taverner, simplement parce que le frangin de ce dernier bosse dans sa maison. Il en résulte The Whale, récitation hypnotique évoquant les mantras à la Ligeti.

Le généreux Apple Records Box Set qui sort actuellement présente seize albums du label, remastérisés, réalisés entre 1968 et 1974, dont quatre sont signés Badfinger, deux Mary Hopkin et deux Preston. On y entend de la pop rétro ou non, mais aussi du jazz (The Modern Jazz Quartet), de la soul (Doris Troy) et du rock revêche (Jackie Lomax). Outre un double CD d’inédits, une compilation de vingt et un titres inclut les hits d’Apple mais également des curiosités oubliées, telle cette étonnante version reggae de Give Peace a Chance par le Hot Chocolate Band.

Lorsqu’en 1970 débarque le sulfureux Allen Klein (1), pour mettre – à nouveau – de l’ordre dans les affaires beatlésiennes, non seulement, il ferme la division Apple Electronics mais ne se prive pas d’écrémer, parmi les artistes maison. Le label tiendra encore trois ans puis se délitera, sortant uniquement – jusqu’à nos jours via EMI – les disques des Beatles. Dans un maelström de complications juridiques et de procès passés, notamment avec un autre fameux label Apple…

Apple Records Box Set chez EMI, les albums sont également disponibles en CD individuels.

(1) Klein (1931-2009), financier américain, est recommandé à Lennon par Mick Jagger, peu de temps avant que les Stones ne s’en séparent pour soupçon de malhonnêteté comptable. Klein gagnera son procès contre les Stones, devenant propriétaire de la quasi-intégralité des titres du groupe enregistrés avant 1971. Il fut l’un des motifs de la rupture des Beatles, McCartney favorisant le choix de son beau-père, Lee Eastman.

PHILIPPE CORNET

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