La dérive autoritaire du président turc Erdogan inquiète. © UMIT BEKTAS/Reuters

Erdogan, maître de sa diaspora

Le président Erdogan a mobilisé tous ses réseaux, même les plus inquiétants, pour rallier la diaspora à sa cause et museler ses opposants.

A mesure que la Turquie s’éloigne de l’Europe, elle redevient un sujet d’intérêt prioritaire pour les services de sécurité. En Allemagne, les frictions entre le président Recep Tayyip Erdogan (AKP) et la chancelière Angela Merkel (CDU) sont monnaie courante, prenant en otage la plus importante diaspora turque au monde : près de trois millions de personnes, dont la moitié ont la double nationalité. Sur le terrain, les militants de gauche se heurtent régulièrement aux fidèles d’Ankara, les Kurdes aux Turcs, les néonazis aux immigrés. En France, des Franco-Turcs (ils sont près d’un million) ont protesté contre la couverture du Point du 24 mai dernier qualifiant Erdogan de  » dictateur « . Ils ont accablé le magazine et tenté d’enlever ses affiches dans le sud de la France, forçant le président Emmanuel Macron à rappeler le principe de liberté de la presse. En Autriche, où vivent 360 000 Turcs ou Austro-Turcs, le chef du gouvernement ultraconservateur, Sebastian Kurz, a irrité le maître d’Ankara en annonçant, le 8 juin, la fermeture de sept mosquées et l’expulsion d’une soixantaine d’imams. Motif : la reconstitution d’un épisode de la guerre des Dardanelles (1915) jouée par et pour des enfants, dans une grande mosquée viennoise dépendant de l’administration religieuse de l’Etat turc (Diyanet).  » Des sociétés parallèles, l’islam politique et la radicalisation n’ont pas leur place dans notre pays « , a justifié le chancelier autrichien.  » Le résultat de la vague populiste, islamophobe, raciste et discriminatoire « , dénonce le porte- parole d’Erdogan.

Dans ce tableau agité, la Belgique fait quasi figure d’éden. Hors quelques épisodes précis

Dans ce tableau agité, la Belgique fait quasi figure d’éden. Les membres de sa communauté turque, entre 200 000 et 250 000 âmes, presque tous binationaux, attirent rarement l’attention. Hors quelques épisodes précis : les émeutes nationalistes à Schaerbeek et à Saint-Josse (octobre 2007), le meeting exalté d’Erdogan à l’Arena de Hasselt (mai 2015), les tensions politiques autour de la reconnaissance du génocide des Arméniens (2015), la conduite brutale du service d’ordre du président turc à Bruxelles lors d’un minisommet de l’Otan (octobre 2015), la foire à caractère néo-ottoman et Frères musulmans de Charleroi (février 2016), la chasse aux gülénistes (membres ou sympathisants du mouvement islamiste dirigé par Fethullah Gülen, considéré comme terroriste par Ankara) déclenchée par l’AKP après le putsch avorté de la nuit du 15 au 16 juillet 2016 attribué, par le régime, au mouvement fondé par le prédicateur Fethullah Gülen.

La Turquie est très soucieuse de son image dans un pays qui abrite l’Otan et les principales institutions européennes. Pas au point, cependant, de renoncer à influencer – voire espionner – ses ressortissants. Depuis deux ans, les services de renseignement belges ont reçu pour mission de surveiller les activités des services étrangers en direction de leurs expatriés. Le Maroc, la Turquie et le Rwanda ont été cités par le président du Comité de contrôle des services de renseignement, Guy Rapaille.  » Le service de renseignement turc ( NDLR : le MIT) a certainement des agents en Belgique, indique-t-il. C’est la tâche de la Sûreté de l’Etat de savoir ce qu’ils font, mais le parti AKP met en oeuvre d’autres moyens pour soutenir Erdogan dans la perspective des élections du 24 juin prochain. Depuis la tentative de coup d’Etat de 2016, ses agents d’influence redoublent d’activité dans de nombreux milieux, y compris religieux. Les gülénistes sont visés, ainsi que le PKK et le DHKP-C.  »

Toutes les sensibilités politico-ethno-religieuses qui fragmentent la Turquie moderne sont représentées ici : une importante minorité alévi (forme de chiisme très mal vue en Turquie), des poussières de chrétiens d’Orient, des Kurdes sunnites et yézidis suspectés de pratiquer l’impôt révolutionnaire (PKK), des kémalistes de moins en moins laïques, des partisans d’Erdogan en surnombre (islam politique), des Loups gris masqués (extrême droite nationaliste), des gülénistes bien implantés dans la classe moyenne, sans oublier l’extrême gauche (DHKP-C) et les non-alignés qui s’abstiennent de prendre parti : un vrai risque par les temps qui courent.

Manifestation pro-Erdogan à Maasmechelen, en juillet 2016, après le coup d'Etat attribué au mouvement Gülen.
Manifestation pro-Erdogan à Maasmechelen, en juillet 2016, après le coup d’Etat attribué au mouvement Gülen.© Dursun Aydemir/belgaimage

L’impact de la guerre en Syrie

Les secousses de la diaspora se propagent souvent d’Allemagne en Belgique via le Limbourg. En 2014, alors que la Turquie assistait sans réagir au siège de la ville frontalière de Kobané (Syrie) par l’Etat islamique, des manifestations dégénérèrent à Berlin, Hanovre et Hambourg, opposant des Turcs et Tchétchènes à des Kurdes et Yézidis révoltés. Après la prise d’Afrine (Syrie) par l’armée turque et ses alliés islamistes syriens, en mars dernier, de jeunes Kurdes ont créé le blog Fight4Afrin dans 14 pays européens, dont la Belgique. Les Kurdes ont été les fers de lance de la lutte contre l’Etat islamique ; les Etats-Unis et la France leur ont fourni des armes, bien que le PKK figure sur la liste des organisations terroristes. Leurs brigades internationales sont considérées comme des  » non-jihadist foreign fighters « . La question est devenue éminemment politique : les Kurdes vont-ils être lâchés ou réhabilités ?

En Belgique, le PKK possède une structure  » jeunes « , Apoist Youth Initiative, susceptible de s’attaquer à des cibles turques, comme à Berlin où une mosquée a été frappée en mai dernier. Signe de l’inconfort de la situation : malgré de nombreuses enquêtes, les activistes du PKK n’ont jamais été condamnés dans des dossiers qualifiés de terroristes par le parquet fédéral. Le 19 juin, la cour d’appel de Liège devait confirmer ou infirmer l’acquittement, en première instance, de quatre Kurdes inculpés pour financement et recrutement au bénéfice d’une organisation terroriste.

La justice belge a aussi été saisie de cinq plaintes après le putsch avorté de juillet 2016 en Turquie. L’appareil AKP (ambassade, consulats, Diyanet, associations) s’était alors mobilisé. Menaces sur les réseaux sociaux, bâtiments vandalisés, pressions sur les parents dont les enfants fréquentaient les collèges Lucerna (Flandre et Bruxelles) et les écoles des Etoiles (Wallonie) appartenant à Hizmet, le mouvement güléniste.  » La situation est revenue à la normale, indique le porte-parole volontairement anonyme de Fedactio, la coupole de ces organisations. Cinq plaintes ont été centralisées au cabinet de l’avocat Walter Van Steenbrugge. Une instruction est menée à Gand, où nous sommes parties civiles, ainsi qu’Unia ( NDLR : ex-Centre pour l’égalité des chances). Le traitement d’une plainte au Limbourg a déjà abouti à la condamnation d’un habitant de Tessenderlo qui avait proféré des menaces sur les réseaux sociaux. L’émetteur anonyme de menaces à l’égard d’un journaliste du journal Zaman Belçika, en faillite depuis les événements, a été localisé à l’ambassade de Turquie.  »

Des imams turcs ont-ils joué le rôle de mouchard ? Fedactio a déposé plainte au parquet fédéral contre un attaché temporaire aux affaires religieuses de l’ambassade de Turquie, vice-président du conseil d’administration de la Diyanet, qui a envoyé à Ankara un rapport sur les activités et l’organisation de Hizmet en Belgique. Lucerna, qui ne dépend pas de Fedactio, a porté plainte pour les appels au boycott de ses établissements et l’incendie d’une camionnette à Houthalen.

De son côté, la justice turque n’est pas restée inactive : elle a demandé l’extradition de 45 imams gülénistes, dont deux Belges, dans 22 pays. La communauté turque reste traumatisée par cet épisode : des familles sont déchirées, des pères pro-Erdogan ne parlent plus à leurs fils gülénistes.  » Tant que les télévisions et les médias turcs continueront à ne donner qu’un son de cloche – celui du gouvernement -, cela ne risque pas de changer « , déplore le porte-parole de Fedactio.

Seda Gürkan (ULB) :
Seda Gürkan (ULB) :  » Les discours d’Erdogan n’ont plus le même écho qu’avant. « © dr

Le rôle politique de la Diyanet

Dotée d’un budget plus important que celui des Affaires étrangères turques, la Diyanet étend ses ramifications dans toute l’Europe. Elle contrôle environ 70 des quelque 300 mosquées belges. Avec les télévisions satellitaires, c’est le principal vecteur de l’influence turque à l’étranger. Les imams sont payés par l’Etat turc et relevés tous les quatre ans. Les prêches du vendredi sont rédigés à Ankara : d’après une communication faite à la Chambre, à huis clos, par l’Organe de coordination pour l’analyse de la menace (Ocam), 10 % de leur contenu portent sur des aspects spirituels, le reste est une manière subtile de rappeler aux fidèles leur devoir de loyauté à l’égard de la Turquie. Bien que l’islam en vigueur en Turquie soit réputé plus libéral et policé que d’autres, il a pris les couleurs de l’AKP au pouvoir. Le second réseau de mosquées appartient aux Milli Görüs (Fédération islamique de Belgique), influencés par l’idéologie des Frères musulmans. Ces deux pôles aspirent à jouer un rôle sur la scène belge, conformément aux instructions d’Ankara.

En France, Ahmet Ogras, ami personnel d’Erdogan, a été nommé président du Conseil français du culte musulman au terme d’une procédure, en 2017, que certains ont jugé peu transparente. Mehmet Ustün vient d’arriver à la tête de l’Exécutif des musulmans de Belgique (EMB) dans les mêmes conditions. En l’état actuel, l’interventionnisme du Maroc et de la Turquie jette un doute sur la reprise de la Grande mosquée par l’EMB : les membres de la commission parlementaire de suivi  » attentats  » ont entendu à ce sujet les mises en garde de l’Ocam. De son côté, le parquet fédéral a ouvert une enquête sur l’utilisation par la Grande mosquée de manuels aux contenus antisémites, violents et homophobes.

La gauche est aussi dans le viseur d’Erdogan. En février dernier, la justice turque a placé le Belgo-Turc Bahar Kimyongür sur la liste des terroristes les plus recherchés par la Turquie, alors qu’en 2014, celui-ci avait été lavé de tout soupçon d’accointance avec le terrorisme du DHKP-C et radié du fichier Interpol. Le militant, qui a failli être livré à la Turquie, demande d’ailleurs des comptes à l’Etat belge. Il vient de signer un livre sur Fehriye Erdal, en fuite depuis onze ans, condamnée par défaut à Bruges pour sa complicité dans un dossier d’assassinat politique commis en 1996, à Ankara ( Fehriye Erdal, tête de Turque, éd. Nowfuture).

En 2013, la gauche et les écologistes avaient été durement réprimés pour avoir défendu le parc Gezi, le seul poumon vert d’Istanbul, contre les projets immobiliers du président. C’est alors que celui-ci aurait décidé de renforcer ses pouvoirs en changeant la Constitution, pour pouvoir rester en place jusqu’en 2029. La tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 lui a donné l’occasion de museler ses opposants. Cinquante mille personnes se trouvent aujourd’hui en prison ; 115 000 autres (justice, armée, éducation) ont été privées de tout emploi ou aides publiques. Le référendum constitutionnel d’avril 2017 a marqué la victoire du  » oui  » au projet d’une présidence forte, approuvé par 77 % du corps électoral belgo-turc, un record européen.

L’émetteur anonyme de menaces à l’égard d’un journaliste a été localisé à l’ambassade de Turquie

Après le coup d’Etat manqué de 2016, 14 640 Turcs ont demandé l’asile politique en Europe, dont plus de 8 000 en Allemagne (chiffres Eurostat). Dans notre pays, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) a enregistré une forte hausse des demandes de protection internationale : dès 2016, 736 (contre 304 l’année précédente), 535 en 2017 et 247 pour les cinq premiers mois de 2018. En 2017, le statut de réfugié a été accordé à 570 personnes de nationalité turque et, au 31 mai 2018, à 201 autres.

Les liens troubles de l’UETD avec Osmanen Germania

Ces nouveaux exilés risquent de croiser le chemin des fans d’Erdogan : les Loups gris (Fédération des nationalistes turcs démocrates) ou les lobbyistes de l’AKP. Le 11 juin, le Standaard a rapporté les propos du président des Loups gris, Omer Zararsiz, devant un parterre d’hommes et femmes politiques de Genk (CD&V, SP.A, Open VLd de Genk), ainsi qu’Abou Jahjah (Be One), à l’occasion d’une rupture de jeûne. Il a appelé ouvertement – mais en turc – à voter pour Erdogan à l’élection présidentielle et pour le parti d’extrême droite MHP aux législatives. La veille, à Anvers, Bart De Wever (N-VA) avait plutôt honoré l’iftar des gülénistes de Fedactio, comme l’indique la photo parvenue au Vif/L’Express.

Le lobby de l’AKP en diaspora est l’Union des démocrates turcs européens (UETD), récemment renommée Union of International Democrats (UID). L’UETD agrège des gens pacifiques et d’autres moins. Ainsi, Mehmet Ustün, actuel président de l’Exécutif des musulmans de Belgique, adoubé par les autorités flamandes et par le ministre des Cultes, Koen Geens (CD&V), en est membre fondateur. Ce lobby a souvent accueilli le député Metin Külünk, chargé des relations avec la diaspora. Selon le quotidien Stuttgarter Nachrichten et la chaîne de télévision ZDF, citant des protocoles d’écoute et de surveillance d’agences de sécurité allemandes, Metin Külünk a été surpris plusieurs fois en train de remettre de l’argent à des membres éminents d’Osmanen Germania BC (Boxing Club), un groupe controversé de rock, adepte de musculation et d’opérations plus discutables (drogue, armes, trafic d’êtres humains). Certains de ses membres qui travaillent dans le gardiennage privé assurent le service d’ordre de l’UETD. Toujours selon la presse allemande, OGBC a tenté de recruter Murat Kurnaz, un ancien de Guantanamo. En novembre 2016, six Länder ont lancé une opération policière de grande envergure qui a permis de mettre la main sur des stocks d’armes et de munitions. En mars dernier, 22 salles de sport du Boxing Club ont été perquisitionnées. Le dossier est pris très au sérieux en Allemagne.

Ainsi, Herbert Reul, ministre de l’Intérieur du Land de Rhénanie-du-Nord-Wesphalie a fait rapport au Parlement en octobre 2017. Selon lui, les services secrets turcs instrumentalisent Osmanen Germania comme  » unité antiterroriste en Allemagne « . Des militants de gauche, gülénistes ou Kurdes ont été ciblés pendant la campagne référendaire d’avril 2017. Politique rime parfois avec criminalité organisée : le 26 mars dernier s’est ouvert à Stuttgart le procès de huit membres de Osmanen Germania pour tentatives d’homicide et trafic d’êtres humains. L’organisation revendique 2 500 membres en Allemagne et 1 000 répartis en Turquie, Autriche, Suisse et Suède. Elle n’a pas été signalée en Belgique.

Le bourgmestre d'Anvers Bart De Wever (N-VA) a participé à la rupture du jeûne avec des gülénistes, devenus la bête noire d'Ankara.
Le bourgmestre d’Anvers Bart De Wever (N-VA) a participé à la rupture du jeûne avec des gülénistes, devenus la bête noire d’Ankara.© dr

Au bord du gouffre

Le corps électoral belge compte environ 150 000 personnes. Le vote était organisé à Bruxelles et Anvers du 15 au 19 juin. En avril 2017, lors du référendum constitutionnel 1,5 million de bulletins dépourvus du sceau des assesseurs avaient été validés par le haut conseil électoral. Confirmé par le nouveau code électoral, ce laxisme a peut-être donné à Recep Tayyip Erdogan la courte majorité de 51,4 % qui lui a permis de faire adopter la réforme qui renforcera son pouvoir personnel. Les électeurs belgo-turcs avaient dit  » oui  » à 77 % : un record européen.

 » La société turque reste toujours très divisée, observe Seda Gürkan, chercheuse et maître de conférence au Cevipol et à l’Institut d’études européennes de l’ULB. Mais cette division n’a pas donné lieu à un affrontement violent entre le camp pro-AKP et le front anti-Erdogan, à la seule exception d’un incident à Suruç, qui a fait quatre morts. Jusqu’à présent, il n’y a pas eu, non plus, de clivage violent entre les deux camps en Belgique « . Le président Erdogan a mis l’accent sur la normalisation du pays, promettant  » la démocratie complète « ,  » la justice sociale  » et, même, après les élections, la levée de l’état d’urgence.  » Cependant, poursuit la chercheuse, ses discours n’ont plus le même écho qu’avant. Même ses promesses de démocratisation et de normalisation sont fort critiquées par l’opposition, qui rappelle que l’AKP gouverne le pays depuis 2002.  »

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