Dans l'atelier d'Yves Zurstrassen où " quarante-cinq ans de peinture sont concentrés ". © dr

Entre ses murs

Que ce soit à Tolède en ce moment ou à Bozar, à Bruxelles, dès septembre, Yves Zurstrassen connaît une actualité chargée. C’est pourtant dans son atelier, loin de l’agitation et des flux, que ce peintre rayonne.

 » Une vie en peinture « , tel est le sous-titre qui s’impose de lui-même face aux méandres de l’oeuvre d’Yves Zurstrassen (Liège, 1956). Depuis que ce délicieux et affable autodidacte s’est penché, à 18 ans, sur les pinceaux et les couleurs, il n’a plus eu le coeur de sortir de ce face-à-face avec la toile, ne daignant plus lever les yeux sur le monde qu’au travers du filtre pictural. Tout s’est enchaîné très rapidement pour lui. Il a 23 ans lorsqu’il s’expose chez Charles Kriwin, galeriste bruxellois en vue qui représente à l’époque des pointures telles que Robert Ryman, Lucio Fontana ou Joseph Kosuth.  » C’était un départ extraordinaire, inespéré « , commente l’intéressé au destin doré sur tranche. Une chance certes, mais aussi un fameux défi dans la mesure où Zurstrassen entre en peinture à un moment où celle-ci a mauvaise presse. Il n’hésite pourtant pas une seule seconde.  » J’ai ressenti un appel, une vocation… C’est la peinture gestuelle qui m’a accroché, alors que ce type d’abstraction semblait ne plus rien avoir à dire pour beaucoup d’observateurs. J’avais un train de retard mais il m’était impossible de ne pas sauter dedans, c’était une nécessité. Si j’avais pensé mon parcours en termes de réussite, j’aurais dû clairement me diriger vers la vidéo ou l’installation. Mais je n’aurais pas pu. Ceux que je regardais, ceux qui me soulevaient s’appelaient Jackson Pollock, Sigmar Polke, Georg Baselitz, Gerhard Richter, Jean Degottex, Pierre Soulages, Franz Kline… « , se souvient celui dont l’engagement à la matière picturale est entier – on chercherait en vain un coup de canif porté à cette union.

Quand je peins, c’est dans la plus totale solitude, les portes sont fermées à clé.

Il fut un temps où Zurstrassen a vécu une vie d’artiste en exil. Il s’est retiré au milieu des montagnes, s’installant en Crète et même en Espagne, face au détroit de Gibraltar. A l’époque, il vit sans eau courante et sans électricité. Il peint en plein air aussi.  » Ce qui m’importait, c’était de me lever et de peindre… rien de plus. A l’époque, je n’imaginais pas pouvoir en vivre un jour.  » Malheureusement, la notoriété fragile de ses débuts s’accommode mal de ces éloignements, il le sait, il le sent : le centre a vite fait d’oublier la périphérie. Il décide alors de revenir à Bruxelles. C’est au début des années 2000 que le peintre opère un tournant important dans son oeuvre.  » Ma technique s’est enrichie de collages de papiers journaux déchirés, découpés, lesquels sont venus s’intégrer au tableau, pour ensuite être décollés, ôtant la peinture dans la foulée « , précise-t-il. Cette technique lui permet un véritable jeu avec les plages non recouvertes de couleur, celles-là même qui dynamitent ses compositions.

Paradis blanc

Ce virage à 180 degrés pris par l’artiste il y a près de vingt ans correspond approximativement au moment de l’acquisition de l’atelier dans lequel il nous reçoit. Cet espace monumental situé à Uccle a des allures de tour d’ivoire, de chapelle créative blanche dressée comme un barrage entre l’intériorité, d’où émanent ses abstractions, et la brutalité du réel. Lumineux et baigné d’une lumière zénithale, l’endroit déploie des perspectives impressionnantes. On comprend rapidement que ces murs et l’agencement des pièces dessinent les contours de l’imaginaire de Zurstrassen et préservent son intégrité. Il s’agit en réalité d’une ancienne usine de coton, une bonneterie, que le peintre a amenagée au fil des années, y investissant une partie importante des revenus de ses ventes. Tout sur place le ramène à son oeuvre. Devant les étagères où sont alignées d’invraisemblables quantités de poudres et de pigments Blockx et Schmincke (qu’il conditionne lui-même), on comprend qu’il y chez Zurstrassen le désir, sans doute inconscient, de tenir un siège. Pour peu, on le qualifierait d’artiste  » autarcique « , ce que confirme une vaste salle dans laquelle il nous montre de nouveaux agencements radieux et vibrants qui portent le jaune à un régime inédit d’intensité. Il explique :  » Ce sont les toiles que je montrerai à Bozar, en septembre prochain. J’ai besoin de cet accrochage préliminaire pour en mesurer tout l’éclat, le potentiel.  » C’est avec une rigueur tout stakhanoviste que le peintre habite son atelier.  » C’est mon univers, quarante-cinq ans de peinture sont concentrés ici « , insiste-t-il. Généralement, il y arrive vers 6 heures et dépose les pinceaux vers 19 heures.  » En période de création intense, je tiens ce rythme 7 jours sur 7, parfois pendant plus de deux mois. Quand je peins, c’est dans la plus totale solitude, les portes sont fermées à clé, même Christophe ne peut pas entrer « , détaille-t-il. Au cours de la conversation ce jour-là, l’homme ne mentionnera que cet unique assistant. Une équipe étonnamment réduite, au vu des formats qu’il traite et de l’importance de sa production.

Et encore, celui-ci n’intervient principalement que sur les tâches d’archivage et de numérisation de certains détails – une tâche cruciale quand on sait que depuis 2010, Zurstrassen recycle des motifs antérieurs de son propre travail, à la manière de samplings, voire parfois se laisse aller à une citation issue de l’histoire de l’art (Cézanne, par exemple).  » L’ordinateur, ce n’est pas du tout mon truc, je me considère comme un artisan, j’ai besoin du rapport charnel à la toile « , ajoute celui qui bannit aussi les couleurs acryliques synthétiques en tube. Ce qui frappe dans ses tableaux, qui se caractérisent par un vocabulaire à la fois cohérent et en expansion (concilier ces forces antagonistes est un véritable défi), c’est l’énergie et la pulsation qui en émanent. Leur présence est paradoxale, tant la puissante architecture de l’atelier semble cadenasser les compositions, imposant une fixité marmoréenne à l’ensemble. Il est donc légitime de s’intéresser à l’origine de ces mouvements dans son oeuvre. La réponse à cette énigme se découvre au fil de nombreux petits casiers en bois qui ponctuent l’espace.  » Dexter Gordon « ,  » Thelonious Monk « ,  » Steve Reich  » peut-on lire, écrit de la main de l’artiste. Car c’est bien le jazz, la musique sérielle ou le minimalisme d’un Philip Glass qui composent la bande-son des tableaux-partitions d’Yves Zurstrassen.  » Avant, je lisais beaucoup, la théorie était une source d’inspiration pour moi mais désormais, c’est essentiellement la musique et ses rythmes qui guident mon travail. Cela se fait à la manière d’une méditation profonde : la musique me permet de me retirer en moi, de faire résonner ma voix intérieure « , confie l’artiste représenté par la galerie parisienne Xippas. Impossible de ne pas pointer syncopes et accélérations de tempos face à des oeuvres instinctives qui suggèrent le goût de la combinatoire et de l’improvisation. Leur contemplation porte le regard loin et longtemps.

Yves Zurstrassen – Free Energy : Museo de Santa Cruz, à Tolède (Espagne), jusqu’au 30 juin prochain. www.zurstrassen.be. En septembre à Bozar, à Bruxelles. www.bozar.be.

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