Ensor, en plein dans le mille

Guy Gilsoul Journaliste

L’année Ensor se termine en apothéose avec deux expositions à Bruxelles et à Gand. De façons très différentes, elles révèlent le cour d’une ouvre et de ses méthodes créatives.

On pensait avoir tout dit, tout vu, tout compris. Que nenni. James Ensor, dont on fête cette année le 150e anniversaire de sa naissance, ne se laisse pas si facilement mettre en boîte. Si la rétrospective du Moma de New York fut pour beaucoup (dont les artistes actuels) une découverte, celle du musée Orsay (Paris) laissa un goût de trop académique. En clair, elle manquait de sel marin, de bourrasques, de ressacs. Bref, d’audaces et de pertinences. Cette fois, on ose provoquer l’£uvre. A Bruxelles (ING), via une analyse critique et comparative qui nous mène à l’épicentre du processus créatif. A Gand (Smak et musées des Beaux-Arts) selon une approche bien plus subjective établissant entre l’art de James Ensor et les réalisations contemporaines, des liens souvent percutants. D’autres qui laisseront perplexes. Explication.

Des dessins sortis de l’ombre

Le savait-on ? James Ensor (1860-1949), le peintre amoureux de la belle pâte et des couleurs, dessinait beaucoup. Or ses £uvres à la mine de plomb ou à la craie noire sont pour la plupart restées secrètes. Pourtant, dès son entrée à l’académie des Beaux-Arts de Bruxelles par exemple, le jeune étudiant de 17 ans prend l’habitude de dessiner dans des carnets. En trois ans, il en remplira une soixantaine qui ne seront acquis par le musée d’Anvers qu’après le décès de l’artiste. On y trouve des portraits, des dessins d’antique (les fameux plâtres qui ornent toujours l’augus-

te institution), des études anatomiques (souvent empruntées à des gravures anciennes) mais surtout des copies. C’est par ce biais qu’il se constitue, et ce bien après ses années d’apprentissage, une véritable iconothèque de modèles (attitudes, costumes, expressions, solutions spatiales, choix d’éclairages…) dont il se servira par la suite, et comme nous allons le découvrir, de manière pas toujours orthodoxe.

Bref, aux côtés de croquis de paysages ou de figures d’après nature (dès 1876), le peintre apprend à voir aussi  » à la manière de « . S’il travaille parfois devant les £uvres elles-mêmes, comme face aux Goya de Lille, ses principales sources se trouvent dans les revues d’art. La majorité des dessins visitent ainsi des £uvres anciennes des xvie et xviie siècles. Dürer, Michel-Ange, Frans Hals, Callot mais surtout Rembrandt (pour la magie de ses lumières) et Rubens (pour la vivacité de ses tracés). Parmi les artistes plus récents, on trouve Watteau, Turner, Daumier, Manet, Redon mais d’abord Delacroix (ses copies de Rubens) et Hokusaï. Au fil des ans, il ajoutera à cette collection des dessins réalisés à partir d’illustrations puisées dans les journaux et de photographies prises lors d’excursions avec ses amis. Ce qui ne l’empêche pas de réaliser un grand nombre de croquis sur le vif : la rue, les toits, un réverbère, des chevaux, les foules, sa s£ur, sa mère et sa tante (souvent endormies) mais aussi, le chien, le chat, des fleurs, un fauteuil, une horloge, un coin d’atelier…

bruxelles des dessins aux tableaux

Mais s’agit-il seulement d’exercices ? La réponse est donnée dans l’exposition bruxelloise. En posant côte à côte dessins et peintures, on mesure les différentes fonctions de cette bibliothèque visuelle. Parfois, il s’agit bel et bien d’intégrer ces notations graphiques dans l’élaboration d’un tableau. La citation est fragmentaire. Ensor inverse souvent, en effet, les attitudes et modifie tel ou tel détail afin de construire un espace pictural plus mystérieux. Ainsi, La Dame à l’éventail, une toile qui combine des croquis de Mitche (sa s£ur) et des photos provenant d’illustrés de l’époque. Idem pour Le Salon bourgeois ou encore la célèbre Mangeuse d’huîtres qu’il aurait aimé intituler Au pays des couleurs. A d’autres moments, il retient de la copie la vitesse du trait et la transpose dans la touche picturale.

Mais dès les années 1880, qui virent l’apparition des masques et des squelettes, Ensor revient sur ses dessins et sur ses toiles. L’Attente est peinte en 1879. Puis retravaillée trois ans plus tard. Idem pour l’Autoportrait au chapeau fleuri. En fait, dès 1886, ces modifications et ces ajouts vont exprimer le rapport du peintre au monde, à son art et à lui-même. Exemple : un de ses dessins anciens et donc réaliste, montre un piano droit posé dans une pièce habitée par les jeux de l’ombre et de la lumière. Plus tard, Ensor ajoute un Pierrot diabolique, un rideau, une tête burlesque. Bref, un dérapage du réel vers son contraire via la mascarade et la dérision. Le maître ricane. Et même à ses dépens. Entremêlant les influences et les manières, le masque, l’hybride et l’hystérie graphique ou chromatique, il va tout se permettre. Il est le roi. Vive le roi.

Pour la première fois donc, essentiellement à partir de la collection du musée d’Anvers, on peut suivre presque pas à pas, les chemins de la création empruntés par le maître ostendais. Certes, on connaît la plupart des 37 tableaux détenus par l’institution fédérale, mais l’éclairage apporté par les dessins (le musée en possède plus de 500) n’avait jusqu’ici jamais été tenté de façon aussi pertinente. Et objective.

gand Ensor, un artiste contemporain ?

Et si Ensor vivait aujourd’hui ? Que produirait-il ? De la peinture ? De la photographie, des vidéos ou des installations ? En quoi est-il  » contemporain  » ? Quelles influences a-t-il aujourd’hui sur les jeunes artistes ? Ces questions, posées conjointement par le musée des Beaux-Arts et le Smak sont à l’origine de l’exposition gantoise : soit un double parcours organisé conjointement par les deux institutions. Or, les conceptions de l’art et de la création, donc aussi l’approche critique, sont fort différentes selon qu’on soit du côté des modernes (le xxe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale) ou du côté de la contemporanéité (d’abord un état d’esprit dont un des initiateurs fut Marcel Duchamp).

Pour préparer l’exposition, les deux commissaires ont d’abord eu de longues rencontres. Dès le départ, chacun savait qu’ils ne pourraient éviter les grandes thématiques connues comme le masque, la mort ou le réalisme des débuts. Mais ils voulaient aller plus loin et peut-être arriver à renouveler le regard. Johan De Smet (musée des Beaux-Arts) lança le premier coup de dés. Soit une première sélection d’£uvres de James Ensor qu’il propose à son collègue du Smak, Ronald Van De Sand. Celui-ci réplique par quelques noms de créateurs actuels. Pas à pas, en zigzaguant entre les périodes, les pays, les techniques et les thématiques, chacun dépose sur la table des noms et surtout des £uvres. Le jeu des confrontations avait commencé. En final, se dégagent deux expositions fort différentes et complémentaires. Plus violente au Smak, plus axée sur la technique au musée. Mais toutes deux mettent en avant l’aspect social d’Ensor, ses prises de position et ses critiques qui, peu à peu, le mènent vers une certaine distanciation et, de là vers la dérision et l’autodérision.

On ne s’étonnera pas, dès lors, que les premières pièces choisies, d’un côté comme de l’autre, font allusion au plus absent des tableaux de James Ensor : L’Entrée du Christ à Bruxelles (aujourd’hui, et sans aucun bon de sortie, gardé jalousement par le Getty Museum de Los Angeles). Au musée, il se rappelle au souvenir avec deux £uvres de l’artiste chinois Yang Jiechang évoquant les massacres de Tian’anmen. Au Smak par un tableau immense de Thomas Zippe qui, outre le slogan inscrit dans le tableau d’Ensor, reprend l’image du squelette et de la faux mais noie la foule colorée de l’£uvre citée dans un paysage vide et noir.

Musée des Beaux-Arts. Les £uvres réunies dès l’entrée du musée des Beaux-Arts tournent autour de la thématique des manifestations, du naufrage et enfin des grincements, comme ce face-à-face entre une installation de Thomas Hirschhorn et la série des Péchés capitaux. Nous voilà avertis. Si Ensor se penche sur l’état du monde, comme tant d’artistes actuels, il observe aussi les travers de l’homme. Mais puisqu’on se trouve dans un musée d’art ancien et d’art moderne, on devait aussi s’attendre à une approche du métier lui-même. Ensor avait-il, dans ce domaine parfois tant décrié, des héritiers ? On le savait pour les tenants de l’expressionnisme historique. Mais après ? Le tracé d’Ensor aurait-il des échos dans les £uvres de Cy Twombly, Philippe Guston ou encore Raoul De Keyzer ? Sa peinture passa par toutes les couleurs et tous les gestes. Qu’en est-il de sa virulence ou de sa sensualité, hier chez Alechinsky, aujourd’hui chez Petittbon, Ofili et autres Peter Oehlen ? Elle eut souvent pour objet la mer. Au couteau, la voilà solide comme un rocher de Courbet. Qu’en est-il aujourd’hui chez cet autre habitant d’Ostende qu’est Thierry de Cordier ? Et chez Ali Banisadr qui vit bien loin de nos plages ?

Mais Ensor est aussi un empêcheur de roucouler tranquille. Quelques £uvres choisies montrent comme il aime brouiller les cartes et emmêler les pinceaux ainsi que le font, depuis la période vache de Magritte, les De Jong, Kowalski et autres Kippenberger. Par exemple lorsqu’il se peint en Christ des Douleurs. D’autres auraient-ils eu la même idée ? A quoi ressemble l’artiste (ou le Christ) dans les visions de Thomas Schütte, Jonathan Meese, Wim Delvoye mais aussi Jan Vercruysse (le double masqué) ou Eugène Leroy (l’apparition) ? On est aux portes du fantastique. Dans une série de cabinets, divers questionnements sur l’irréalité du réel et vice versa sont à leur tour illustrées. Et avec eux, le jeu des masques, la présence des fantômes et des esprits, la guerre imaginaire ou encore les  » intérieurs  » qui sont, au temps d’Ensor comme aujourd’hui, des lieux de fiction où les artistes étouffent et se rassurent à la fois.

Smak. Sans surprise, le parcours du Smak met d’abord l’accent sur le regard critique, grimaçant ou ironique porté par Ensor et les contemporains sur la société. D’où la présence des slogans hissés hauts sur calicots (Jeremy Deller), les processions de Francis Alÿs ou les manifs provoquées par Josef Legrand. Ensor a bien bousculé les foules qu’elles soient dans la rue ou sur la plage. Les voilà en face à face avec une vidéo sur la bataille de Waterloo (Koen Thys) non loin de celle des Eperons d’or aquarellée par l’Ostendais. Voilà des plages croustillantes de viandes roses et rebondies que le tracé ensorien se plaît à faire caracoler et, à leurs côtés, un panoramique à 360° d’une plage d’Israël (Dreyfus). Mais, à la manière d’une confrontation incendiaire, cette critique sociale que le cri et le rire (ou au contraire une littéralité des plus froides) agitent parfois jusqu’aux frontières du politiquement incorrect, ne sont-elles pas, aussi, le fruit d’une mise en doute de soi-même ? Au Smak, cette part de  » l’Intime  » nourrit, en symétrie, l’autre section du parcours. Et à nouveau, les £uvres grincent. Le grotesque entre en scène. D’Enrique Marty à Franz West, d’Huma Bhabha à Fia Cielen, la mort se pare, l’hybride surgit, le masque s’impose.

Mais que penserait Ensor de tout ceci ? Ces lectures transversales autant que provisoires auraient-elles plu au  » baron  » ? Après tout, Ensor appartient désormais à tous et si son £uvre, loin d’être affadie par le temps, s’en trouve pimentée par celles des contemporains, c’est que ses questions, tout étant très locales, sont aussi universelles. Alors oui, s’il avait vécu aujourd’hui, Ensor se serait peut-être retrouvé au Smak… avec une installation à couper le souffle. Quitte à en rire. G.G.

> Ensor démasqué, ING, 6, place Royale, à Bruxelles. Du 7 octobre au 13 février. Tous les jours, de 10 à 18 heures. Mercredi jusqu’à 21 heures. www.bozar.be

> Hareng Saur : Ensor et l’art contemporain, musée des Beaux-Arts et Smak, Citadelpark, à Gand. Du 31 octobre au 27 février. Du mardi au dimanche, de 10 à 18 heures. www.smak.be

> A noter : Ensor, compositeur et écrivain, au palais des Beaux-Arts (sur le pourtour de la salle Henry Le B£uf) du 7 octobre au 23 janvier.

> A lire : catalogue Ensor démasqué, éditions Fonds Mercator.

GUY GILSOUL

un dérapage du réel vers son contraire via la mascarade et la dérision

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