Deux mois et demi après sa mort, Michael Jackson a été élevé au rang de mythe. Le phénomène dépasse le cadre de ses fans. Voici pourquoi le roi de la pop enfièvre encore la planète.
Les idoles ne meurent jamais. Michael Jackson pas plus que les autres. Mais que fallait-il lire dans ce visage grimé et pathétique des dernières années pour que les foules, partout dans le monde, s’émeuvent si éperdument de sa disparition ? Jackson, l’homme-oxymore, capable de mêler la glace et le feu. Figure carnavalesque d’une époque qui ne l’est pas moins. De toutes les hypothèses, la plus éclairante est probablement cette intime coïncidence sociologique – associée à son génie musical. Gilles Lipovetsky, fin observateur des m£urs du temps, voit ainsi dans cet artiste à la folie magistrale le miroir à peine grossissant de notre époque. » Nous sommes entrés dans l' »hypermodernité » à partir des années 1980, ces mêmes années où Jackson a accédé à une notoriété planétaire, souligne le philosophe, coauteur, avec Jean Serroy, de La Culture-monde (Odile Jacob). Le néolibéralisme, en entraînant une dérégulation généralisée, a fait surgir des phénomènes hyperboliques dans tous les domaines, en bien ou en mal – l’expansion d’Internet, le dopage, la pornographieà Michael Jackson rassemble en une seule personne toutes ces tendances de façon paroxystique. » Au fil de sa vie, l’attachant gamin noir des Jackson 5 en vint à défier toutes les lois : celles de l’espace, du temps, de la race, des sexes et de la désuétude musicale.
L’espace » C’est grâce à Facebook qu’on est là » (Bruno, 35 ans)
La plupart ne se sont jamais vus. Ils ont juste répondu à un » flashmob » (appel à une mobilisation éclair) comme on dit dans le volapük du Web, posté sur Facebook, célèbre réseau communautaire. Tirés du lit un samedi matin pour rendre hommage au » King of the pop « . Minots, ados, quinquagénaires, de toutes les teintes de peau, ils se lancent sur le bitume parisien dans une chorégraphie inspirée de la danse désormais culte du » Moonwalk « , avant d' » aller faire le tour des gares « , en chantant à tue-tête les tubes de Michael Jackson. Nous sommes le 29 août 2009. A Paris, Barcelone, New York, Toronto, Sydney, Singapour, des millions de fans réunis par la Toile fêtent les 51 bougies que leur roi aurait dû souffler à leur place. Dans six jours, l’heure sera aux funérailles. La vie et la mort, en moins d’une semaine chrono. L’emballement post-mortem autour de Michael Jackson doit évidemment beaucoup à cet accélérateur de particules émotionnelles que l’on appelle le Web. » Internet est notre porte-voix « , dit un fan. A l’annonce de la mort du chanteur, Twitter, le réseau où chacun peut poster à la seconde le moindre de ses états d’âme par sms, est tombé en carafe. Saturé. Idem pour Google, qui a cru à une attaque de braconniers du Net. Lors de l’hommage au Staples Center, à Los Angeles, le 7 juillet dernier (11 000 personnes), ils étaient 1 milliard à suivre la cérémonie sur la Toile et à la télévision. Deux fois plus que lors des funérailles de Lady Di, en 1997. La chaîne CNN s’était associée à Facebook pour permettre aux internautes de jeter en simultané leurs émotions sur le clavier. Les plus jeunes, eux, ont craqué pour la musique de ce King dont ils ignoraient tout en découvrant les vidéos échangées sur les sites YouTube ou MySpace.
Porté par l’ère de la communication mondialisée, Michael Jackson aura pu faire partager de son vivant ses rêves opiacés à grande échelle. Sa renommée, servie par ses clips, conçus comme de véritables minifilms, fit littéralement le tour de la planète, bouclant la boucle déjà bien amorcée par les Beatles. En 1982, son disque Thriller connaît une telle audience que » le public noir de ses débuts s’est retrouvé noyé dans la masse « , note l’historien Pap Ndiaye. Dans les années 1990, l' » effet Jackson » gagne l’Asie, le monde arabe, l’Europe de l’Està » On peut faire un parallèle avec Bob Marley, estime le journaliste Yves Bigot, grand connaisseur des rock stars ( Plus célèbres que le Christ, Flammarion). Comme l’idole reggae du tiers-monde, Jackson prouvait qu’on pouvait réussir sans être blanc, américain et protestant. Mais lui a su effacer toutes ses particularités, ce qui lui a permis de se faire entendre partout et d’incarner la revanche pour les « dominés historiques » dans la course au développement. »
Le temps » Il n’avait pas d’âge » (Jessica, 22 ans)
Bambi » se voulait éternel, et ses fans avaient fini par y croire. Sa demeure de Neverland, pareille à un gigantesque parc d’attractions, ces essaims d’enfants autour de lui, enfants qui étaient aussi le sujet des dessins qu’il exécutait à ses heures perdues, ces rides gommées d’un trait de bistourià » D’un phénomène devenu aujourd’hui banal, comme celui de la chirurgie esthétique, il a fait un acte extrême, note Gilles Lipovetsky. Il s’est dénaturé. » Ce refus de vieillir, motivé par le songe fou de devenir l’enfant qu’il n’avait jamais pu être sous les coups d’un père tyrannique, fait évidemment écho au fantasme de la jeunesse perpétuelle. Mais Michael Jackson est allé plus loin, en brouillant jusqu’aux règles de la filiation – tentation actuelle, là encore. Nul ne sait vraiment s’il est le père biologique de ses trois enfants. Et le cadet, 7 ans, est né d’une mère porteuse. » Dans notre société, on existe si l’on a une descendance, souligne le psychiatre Jacques-Antoine Malarewicz. Michael Jackson a suivi ce modèle sans y participer vraiment. Il a réussi à avoir des enfants tout en restant enfant lui-même. C’est un remarquable tour de force ! » Côté carrière aussi, le chanteur, fasciné par les pharaons immortels, a tout fait pour se hisser au rang des légendes du rock. » Il s’est lui-même proclamé King of the pop « , rappelle Yves Bigot. Il épouse la fille d’Elvis Presley et rachète le catalogue éditorial de John Lennon et Paul McCartney – avec lequel il chante deux duos – ce qui, dans le langage de l’industrie, signifie s’unir étroitement et pour longtemps avec les Beatles.
LA race » Il était de toutes les couleurs de peau » (Sébastien, 28 ans)
Teint décoloré, nez et lèvres retouchées, cheveux défrisésà D’aspect, il aura incarné jusqu’à l’absolue caricature le déni de sa race et la fascination pour l’homme blanc. D’aspect seulement. Car l’enfant de la banlieue de Chicago ne cessa jamais d’être noir, comme l’ont compris ses frères en négritude. Noir dans ses rythmes, son fabuleux sens de la danse, ses textes, tel They Don’t Care About Us (Ils [les Blancs] ne s’intéressent pas à nous [les Noirs]). » Discours plus que couleur de peau, la conscience noire passe en Amérique par des codes auxquels Jackson a toujours souscrit, relève Sylvie Laurent, auteure d’ Homérique Amérique (Seuil). En 2003, on l’entendit à Harlem, au côté du candidat démocrate à l’élection présidentielle Al Sharpton, dénoncer une industrie du disque raciste. Lors des funérailles de James Brown, légendaire parrain, c’est entouré de Jesse Jackson et d’Al Sharpton qu’il rendit hommage à celui qui l’inspira plus qu’un autre. » En réussissant ce qu’aucun James Brown, Marvin Gaye ou Diana Ross n’avait pu réellement accomplir – conquérir, par-delà le public noir, l’ensemble du public blanc (le fameux crossing-over, ou enjambement) – Jackson a offert aux siens une tribune planétaire. Et – qui sait ? – préparé l’élection d’un Barack Obama à la présidence des Etats-Unis. Jackson le » Freak » – le cinglé, le dépravé – accoutré du costume noir et des gants blancs des premiers musiciens de jazz, poussait à l’extrême les clichés racistes, pour mieux les subvertir. Cela aussi, les Africains-Américains l’avaient compris. » Jackson, on ne lui pardonnera pas de sitôt d’avoir donné le change, et il n’y a pas de doute qu’il a raflé la mise « , conclut l’un d’entre eux, le grand écrivain James Baldwin ( Notes of a Native Son).
Le sexe et la morale » Des pédophiles comme ça, j’en veux bien tous les jours » (Sylvie, 40 ans)
Fardé de blanc et de rouge à lèvres, l’artiste cessait d’être noir, sans pour autant devenir femme. Michael Jackson, prisé des milieux gays, lévitait dans cette sphère brumeuse du » transgenre « , sorte de troisième sexe dont la figure a remplacé celle de l’homosexuel au rang des grandes transgressions sociales. Cet entre-deux renvoie à » l’indétermination sexuelle propre au stade le plus archaïque de l’enfance, ce moment intersexué où tout est possible « , explique le psychiatre Philippe Brenot. Accusé d’attouchements sur mineurs, puis blanchi – par la justice cette fois – en 2005, Michael Jackson avait cependant reconnu avoir dormi avec ses jeunes protégés dans son lit king size de Neverland. Mais même cette proximité anormale semble désormais, dans un nouveau retournement spectaculaire, jouer en sa faveur. Les failles du chanteur, mises en scène par ses excentricités en tout genre – du singe sur l’épaule au caisson à oxygène – deviennent les stigmates universels d’une humanité meurtrie, crevant de solitude dans cette modernité » hyperindividualiste « . » On lui a fait tant de mal que sa souffrance inspire un énorme respect « , lâche un fan parisien. Jackson, c’est le » Christ noir « . Une victime magnifique, dont les fidèles ne retiennent que le Golgotha juridique et médiatique, les messages de paix, les tournées dans les hôpitaux, les bras chargés de cadeaux. Rien d’étonnant. » Les idoles fascinent en ce qu’elles sont ambiguës, analyse le psychiatre Jacques-Antoine Malarewicz. Il faut qu’elles aient des défauts pour que chacun puisse se dire : « Elles ne sont pas mieux que moi, et moi, finalement, je ne suis pas si mal. » «
La musique » C’était vraiment le roi de la pop » (Arnaud, 34 ans)
Malgré la crise du disque, il s’est écoulé en France, en à peine deux mois, plus de 1 million de CD ou de morceaux téléchargés de Michael Jackson. Sa disparition a rendu son éclat à l’artiste : on avait presque oublié qu’il était non seulement un showman visionnaire, mais aussi un artiste complet blotti à l’ombre de Quincy Jones. Pour Olivier Cachin, auteur de Pop life (Alphée), » Billie Jean, qu’il a composée, définit la chanson des années 1980 et le son des décennies à venir. Jackson a travaillé ce morceau pendant des mois d’une façon obsessionnelle. Jackson était réellement le Roi de la pop, car il a su faire la synthèse de tous les genres : classique, soul, disco et rock. Son talent brut est déjà évident dans les premières maquettes de Don’t Stop ‘Til You Get Enough (1979), où il chante en tapant sur des bouteilles de Coca. Ces morceaux continuent à faire la joie des DJ. » Tout l’été, l’internationale des DJ a remixé ses tubes, de Pékin à Tokyo, de New York à Ibiza et à Paris, où un char Michael Jackson participera à la Techno Parade, le 19 septembre.
Qu’est-ce que l’histoire de la musique retiendra de lui ? Jackson a été formé à l’école de Berry Gordy, patron de la Motown, obsédé par la volonté de sortir du ghetto la musique noire. Jackson a réussi à la propulser sur la planète, mais au forceps. Alors que Thriller (1982) cartonne en tête des hit-parades, le magazine américain Rolling Stone, bible de la presse rock, refuse de mettre Jackson à la Une, car il ne correspond pas au format. » Jusque dans les années 1960, la musique noire – excepté le jazz – était considérée comme ethnique et ne touchait que 10 % de la population américaine, explique Sebastian Danchin, historien de la musique, auteur d’ Encyclopédie du rhythm & blues et de la soul (Fayard). Entre 1975 et 1980, la soul s’est complètement diluée dans la vague disco. Puis deux voies ont émergé, chacune revendiquant ses racines : la culture hip-hop et Michael Jackson. Lequel a redonné la primeur aux caractéristiques noires du disco, ce qui lui a permis de rentrer dans un genre universel tout en réaffirmant sa négritude. C’est pour cette raison qu’il a mal vécu ses procès en « blanchiment », lui qui se sentait noir dans l’âme. »
Seuls trois artistes – Jackson, Elvis Presley et les Beatles – ont eu un impact phénoménal sur la culture globale. Et Thriller reste l’album le plus vendu de tous les temps – 118 millions d’exemplaires, dont 3 millions en 2008. Thriller, c’est » l’âge d’or » de l’idole, comme l’écrit Stéphane Boudsocq dans Michael Jackson. La face cachée d’une légende (City). L’an passé, Rolling Stone reconnaissait à propos de Thriller : » Michael Jackson a donné au monde le produit d’un travail de génie. »
La fascination d’aujourd’hui tient aussi à l’incessant va-et-vient entre une mythologie en train de se construire et un fait divers qui, tous les jours, apporte son lot de nouvelles. Ainsi, vendredi 28 août, l’institut médico-légal de Los Angeles (Californie) confirmait que Michael Jackson avait succombé à une » grave intoxication » au puissant anesthésiant propofol, combiné à un cocktail d’autres médicaments, et qualifiait sa mort d' » homicide « . Les yeux se tournent depuis vers le Dr Conrad Murray, dernière personne à avoir vu le chanteur vivant. Mais, selon des experts médicaux, la dose de propofol administrée par Murray à Jackson était loin d’être suffisante pour tuer. Lors de la perquisition, la police aurait trouvé de nombreux flacons d’autres médicaments, vides, et de la marijuana. D’autres questions se posent encore sur le déroulement des événements, comme le temps pris par Murray avant d’appeler les urgences : presque une heure. La star Jackson, enterrée jeudi 3 septembre, joue encore à cache-cache avec le quidam Michael. L’oubli n’est pas pour demain.
Claire Chartier eT Gilles Médioni, avec Franck Berteau, éric Libiot et Denis Rossano