Enquête : le stress professionnel des Belges

Karin Rondia Journaliste free-lance

On le savait : le stress au travail influence notre santé. L’étude Belstress le prouve.

Les études Belstress et Somstress, réalisées à la demande de la Politique scientifique (ex-SSTC) et du SPF Emploi, travail et concertation sociale et du Fonds social européen, évaluent depuis une dizaine d’années le stress au travail et sa relation à la santé chez plus de 20 000 travailleurs belges. La 3e étude Belstress vient d’être rendue publique ; elle porte essentiellement sur l’absentéisme en tant qu’indicateur de santé, avec un accent mis sur une perspective de genre et sur les interférences entre travail et vie privée, ce qui est assez nouveau pour ce genre d’études. Les professeurs France Kittel et Isabelle Godin, de l’école de Santé publique de l’ULB, qui ont supervisé la partie francophone de cette étude, répondent à nos questions.

Comment mesure-t-on le stress au travail ?

EA l’aide de questionnaires spécifiques, qui permettent de quantifier certains paramètres dont on sait qu’ils sont déterminants. Nous y avons ajouté une centaine d’entretiens individuels d’informateurs clés pour avoir une meilleure compréhension des conditions de travail dans l’entreprise que lors de questions anonymes et fermées.

Que considère-t-on comme un travail stressant ?

ENous avons travaillé en fonction de deux modèles. Le modèle classique de Karasek distingue deux variables essentielles : la charge de travail et le degré de maîtrise que l’on a de ce travail. Intuitivement, on pourrait penser que plus la charge est élevée, plus le stress augmente. Mais on se rend compte que, en réalité, c’est le degré de contrôle qui est le plus puissant prédicteur de stress. Un travail répétitif et codifié, où le travailleur n’a aucun contrôle de la gestion de son activité, est le paradigme du travail stressant dans ce modèle. Il va souvent de pair avec un manque de qualification, et est donc nettement lié aux inégalités sociales. Il s’y ajoute un 3e paramètre qui est le support social des collègues et des supérieurs : si l’ambiance de travail est bonne, le stress est moindre. Ces études ont aussi permis de montrer que le stress se répercute nettement sur les indicateurs de santé cardiovasculaire (hypertension, notamment), les troubles musculo-squelettiques (douleurs lombaires), l’anxiété et la dépression, ainsi que diverses formes de somatisation. Nous avons également utilisé un autre modèle plus récent, le modèle de Siegrist, qui vérifie si les efforts que le travailleur investit dans son travail sont à tout le moins équilibrés par des  » récompenses  » (estime des collègues, salaire correct, perspectives de promotion…). Si ce n’est pas le cas, le stress augmente et l’impact sur la santé est également mesurable. A ce modèle s’ajoute une troisième dimension particulièrement significative : le surinvestissement dans le travail (typiquement : quand il vous trotte en tête tout le temps, soirée et week-end compris !) qui s’avère particulièrement néfaste pour le bien-être du travailleur. Le harcèlement au travail est également un prédicteur important du mal-être. Par harcèlement, on entend des man£uvres comme être tenu systématiquement à l’écart des informations, se voir refuser des congés sans justification, recevoir régulièrement des remarques désobligeantes… Sans pouvoir le prouver, nous pensons que ce sont parfois des tactiques qui sont sciemment mises en £uvre quand des res-tructurations sont en vue, par exemple, pour inciter les travailleurs à s’en aller d’eux-mêmes avant les plans sociaux.

Le contexte économique général a-t-il une influence ?

ETous les indicateurs montrent que la situation actuelle, avec ses fusions, ses délocalisations, ses restructurations, installe un climat globalement anxiogène. On ne peut totalement aller à l’encontre de cela, mais il y a différentes manières d’aborder ces difficultés. Nous avons pu montrer qu’un élément essentiel dans la gestion de ce stress-là est la manière dont on communique. Perdre son emploi est terrible, mais l’incertitude est ressentie comme encore pire. Si, par contre, l’information circule et que les travailleurs se sentent tenus au courant, cela désamorce une bonne part de l’anxiété et du stress. C’est un élément que nous avons constaté très fréquemment. Mais le contexte actuel se traduit aussi par des mutations qualitatives qui ne sont pas anodines. Ainsi, dans le secteur des services, toutes les tâches qui peuvent être faites par quelqu’un de moins qualifié sont confiées à d’autres. Cette morcellisation des tâches génère beaucoup de stress, parce que le travailleur n’est plus en mesure d’apprécier le résultat de son travail. C’est, par exemple, le cas des infirmières qui ne gèrent plus le réassortiment de leurs propres stocks de pharmacie, ou, dans les assurances, le fait de ne plus pouvoir suivre les dossiers de clients jusqu’au bout. On oscille entre le trop et le trop peu de responsabilités. Or il est important que chacun reçoive les responsabilités qu’il est capable d’assumer, en fonction de son diplôme, de son expérience et de sa personnalité. A contrario, on voit aussi des fusions de fonctions, parce qu’on ne remplace plus quelqu’un qui s’en va. Le travailleur doit alors exécuter deux tâches en parallèle qui n’ont pas nécessairement de lien logique entre elles, comme l’accueil et l’encodage. Certaines fonctions sont particulièrement exposées, notamment dans les call-centers, où les employés sont soumis à des impératifs de productivité très exigeants, obligés de suivre des scénarios très précis, contrôlés en permanence, et exposés aux récriminations des clients à longueur de journée… C’est dans ces situations-là que l’on observe le plus d’absentéisme et de turnover.

Dans les résultats de Belstress apparaît aussi la notion de  » présentéisme « . De quoi s’agit-il ?

ELe présentéisme, c’est quand on vient travailler alors qu’on est malade. Les principales causes évoquées sont la peur de perdre son emploi mais aussi la crainte de perturber le fonctionnement de l’équipe. C’est parmi les  » présentéistes  » que l’on trouve aussi le plus d’absentéisme, car ce sont des personnes qui sont réellement malades et qui craignent que leurs absences répétées mettent en péril leur emploi.

Qu’avez-vous constaté à propos des perspectives de genre ?

ELes prédicteurs de problèmes de santé (dépression, anxiété, absentéisme) diffèrent entre hommes et femmes. Schématiquement, les femmes sont plus sensibles aux facteurs externes au travail (peu de soutien, insatisfaction concernant la vie privée…) que les hommes, pour qui le manque de soutien du supérieur hiérarchique, par exemple, joue un rôle plus important. La traduction en termes de santé est, en gros, plus souvent physique pour les hommes (douleurs lombaires, hypertension), tandis que, chez les femmes, la tendance à la dépressivité est beaucoup plus marquée, avec un absentéisme plus important aussi. A première vue, cela renforce les clichés machistes. Mais, si on lit entre les lignes, on constate surtout que la charge de travail des femmes est plus lourde, notamment en rapport avec la pression de l’absentéisme (qui prend congé quand l’enfant est malade ?), bien plus importante qu’on ne l’imagine. Elles ont souvent des horaires plus pénibles (comme les horaires coupés des caissières et des vendeuses, difficiles à concilier avec les enfants). Et ce sont quasi exclusivement elles qui prennent en charge les problèmes extra-professionnels. Depuis que les femmes sont arrivées sur le marché de l’emploi, les hommes n’ont quasi pas augmenté leur contribution au travail ménager et à la famille. Rappelons encore que les différences de salaire, à compétence, expérience et diplôme égaux, sont encore très grandes chez nous par rapport à d’autres pays. Et que les entreprises  » family-friendly  » font encore figure d’exception…

Karin Rondia

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