Enfants marchandises sexuelles

Scandale pédophile à Outreau, en France, et à Sainte-Ode, en Belgique. Et si la société avait les « monstres » qu’elle mérite ?

Avec les horreurs révélées à Outreau, dans le Pas-de-Calais, les Français découvrent-ils leur « affaire Dutroux » ? Ce nouveau dossier de violences sexuelles à l’encontre de mineurs ressemble, en tout cas, par son côté sordide, aux événements qui secouèrent la Belgique, en 1996. Depuis plusieurs semaines, au sein de l’Hexagone, la cité ouvrière de 16 000 âmes, accolée à Boulogne-sur-Mer, est devenue, bien malgré elle, synonyme de réseau pédophile, d’incestes, de prostitution enfantine et même, sans doute, de meurtre.

Mais l' »affaire d’Outreau », c’est d’abord l’histoire de familles désoeuvrées, déstructurées, qui habitent dans les petites HLM décrépites de la Tour du Renard, le quartier le plus pauvre de la bourgade côtière. Les jolis noms d’oiseaux, qui différencient les bâtiments sosies – la résidence les Merles ou les Mésanges -, ne font guère illusion. Ici, le taux de chômage dépasse 20%. Les usines ont presque toutes fermé, dans les années 1980. Même le dépôt SNCF a dû ralentir ses activités. Près d’une famille sur deux est monoparentale. Et on ne compte plus les pères chômeurs qui noient leur désespoir dans l’alcool, ni les femmes battues.

Images d’Epinal ? Non, réalités ! Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on est démuni qu’on devient délinquant, voleur, violeur, voire pédophile. Ce serait trop simple. Toutefois, le contexte socio-économique de la tragédie d’Outreau ne peut être éludé. « Outreau » est aussi un drame social, le produit de l’exclusion. D’autant que les familles de la Tour du Renard, mises en cause dans ce dossier, auraient elles-mêmes été exploitées par des notables de la région. Les parents, accusés d’agressions sexuelles sur leurs enfants, ont avoué avoir loué leur progéniture à des clients nantis, contre des cadeaux, quelques billets (entre 200 et 1 000 francs français la passe, selon les moyens des intéressés), ou encore contre des remises de dettes. Parmi les habitués de cet odieux commerce: un huissier de justice, mis en examen par le parquet de Boulogne et placé en détention. On imagine le tarif: un enfant violé pour pouvoir garder le poste de télévision…

Le plus choquant reste néanmoins le rôle joué, dans ce manège infernal, par les Legrand, père et fils, deux Français propriétaires, à Ostende, d’un sex-shop clandestin spécialisé dans la pornographie enfantine. Les deux hommes apparaissent comme les organisateurs du réseau local. Grâce aux services de Pierrot, chauffeur de taxi à Outreau, les gosses étaient notamment emmenés en Belgique, dans une ferme isolée de Geluveld, près d’Ypres, où les Legrand filmaient des viols pour alimenter leur trafic de cassettes vidéo.

Ces activités ont, semble-t-il, duré pendant plusieurs années. Sans doute depuis 1996. L’affaire a éclaté il y a seulement un an, grâce à la vigilance d’un instituteur intrigué par les jeux étranges et répétés de plusieurs de ses jeunes élèves qui « s’amusaient » à se mettre des crayons dans la raie des fesses. Après une enquête administrative menée par les services sociaux de Boulogne, une information judiciaire a été ouverte, le 22 février 2001, pour viols, agressions sexuelles aggravées et proxénétisme.

Le juge d’instruction Fabrice Burgaud, réputé dans la région pour sa discrétion et sa conscience professionnelle, a mené son enquête sans bruit et sans précipitation. Il faut dire que, dans ce genre de dossiers, il peut être extrêmement difficile de faire la part des choses entre la vérité et les divagations, les rumeurs ou les intentions vengeresses. Aujourd’hui, une quinzaine de personnes se trouvent derrière les verrous: il s’agit des parents des jeunes victimes (24 enfants de 4 à 12 ans), mais aussi des « acheteurs », à savoir le huissier de justice et son épouse, une boulangère de la cité, un prêtre ouvrier de 65 ans – l’abbé Dominique qui a baptisé de nombreux enfants du quartier -, le machiavélique duo Legrand, ainsi que le chauffeur de taxi.

Si les médias et l’opinion publique de la côte d’Opale pensaient avoir atteint le paroxysme de l’écoeurement, après toutes ces révélations, ils ont dû se détromper, le 7 janvier dernier, lorsque le juge Burgaud et la rédaction de France 3-Lille ont reçu une même lettre du fils Legrand. Depuis sa cellule de Loos (près de Lille), ce dernier affirme avoir été témoin du viol, par deux adultes, d’une petite fille de 5 ou 6 ans, sans doute belge (elle s’exprimait en néerlandais), puis de sa mise à mort, la gamine se défendant et hurlant trop fort. Selon Legrand junior, les faits se sont passés à la fin de 1999, dans un appartement de la résidence les Merles à la Tour du Renard et c’est le père d’une des victimes du réseau qui aurait battu la fillette jusqu’à ce qu’elle tombe inanimée.

Ces accusations ont été prises au sérieux par les enquêteurs, car elles ont été corroborées, de manière indépendante, par l’épouse même du père de famille incriminé. Aussi des fouilles ont-elles été réalisées dans le jardinet de l’intéressé pour tenter de retrouver le corps d’une éventuelle victime. En vain. De leur côté, les autorités belges n’ont signalé aucune disparition correspondant à la description de la fillette néerlandophone. Les images de pelleteuses en action et de bâches tendues, à la Tour du Renard, n’en ont pas moins rappelé celles, vieilles de cinq ans déjà, de Sars-la-Buissière, en Belgique, où de semblables fouilles avaient permis d’exhumer les cadavres de Julie Lejeune et Mélissa Russo. Accrochés à leur piste, les enquêteurs français envisagent à présent de creuser les propriétés des clients du trafic pédophile. L’instruction, qui est loin d’être terminée, pourrait encore réserver de sinistres surprises.

Outreau, ville maudite ? Au cours des deux derniers mois, un autre scandale lié à des enfants a secoué le quartier de la Tour du Renard. Sept suspects, locataires d’appartements dans la résidence les Mésanges, cette fois, ont été écroués pour des faits d’abus sexuels à l’encontre de mineurs. Coïncidence ? Pour la justice boulonnaise, rien ne permet, pour l’instant, de confondre les deux affaires. Il faut dire que, dans la région, les dossiers de moeurs intrafamiliaux (tous n’impliquent pas des enfants) sont nombreux. Ils concernent la plus grande part des procès tenus devant le tribunal correctionnel de Boulogne ou devant la cour d’assises de Saint-Omer, chef-lieu d’arrondissement du Pas-de-Calais.

La région du Nord, dont le taux de chômage est l’un des plus élevés de l’Hexagone (13 %, contre une moyenne nationale de 9 %), n’a évidemment pas l’apanage des crimes sexuels, de la pédophilie ou de l’inceste. En Belgique, à Neufchâteau, s’ouvrira, à la fin du mois de janvier, le procès de 19 inculpés impliqués dans une scabreuse histoire de moeurs. Un dossier quelque peu similaire à celui d’Outreau: un habitant de Sainte-Ode, végétant dans le milieu de la prostitution, est accusé d’avoir vendu à des notables de la région les services de sa fille de 12 ans, après l’avoir lui-même « initiée ». Les enquêteurs ardennais ont mis la main sur des photos pornographiques mettant en scène la mineure avec un ou plusieurs adultes.

La médiatisation accrue de telles affaires donne l’impression que de plus en plus de pédophiles courent nos rues. Or les chiffres et leur explication tendent à prouver que ce n’est pas le cas (lire l’encadré). Depuis l’affaire Dutroux, des tabous ont été levés, en Belgique et ailleurs, amenant des victimes de maltraitance à sortir de leur silencieuse culpabilité et incitant l’opinion publique à s’intéresser au phénomène.

Peut-on, par ailleurs, prétendre que la pédophilie touche davantage les classes les moins favorisées de la population ? Il n’y a – soulignons-le – aucun lien direct entre les deux. Sinon, comment expliquer que des notables d’Outreau ou de Sainte-Ode, par exemple, se retrouvent parmi les principaux accusés dans les deux dossiers judiciaires ? Il semble néanmoins que l’accumulation d’expériences personnelles négatives, de rejets et d’exclusions offre un terreau plus fertile à ce type de comportement inadapté et destructeur.

« La sexualité et ses formes sont influencées, notamment, par la situation économique et sociale dans laquelle on vit, souligne Catherine Marneffe, pédopsychiatre et thérapeute. L’inceste et la pédophilie apparaissent dans un certain contexte psychologique et social, dans des familles où les repères et les limites font défaut, où la sexualité et la tendresse sont mélangées. Il ne faut pas pointer du doigt certains milieux plus que d’autres ni se contenter de stigmatiser les « monstres » pédophiles. Mais, plutôt, essayer de comprendre pourquoi un être humain devient un monstre, comment une société fabrique des Dutroux. »

Dans son analyse, outre les facteurs psychosociaux, Catherine Marneffe évoque également la société consumériste, du plaisir immédiat, qui se targue tant de se préoccuper de l’intérêt des enfants et qui, pourtant, traite ceux-ci comme des objets. « On n’a jamais autant parlé des enfants et, en même temps, on n’a jamais aussi peu parlé aux enfants, constate la pédopsychiatre. On donne énormément à l’enfant consommateur. On lui fabrique des produits, une protection juridique sur mesure. Mais on ne le fait pas participer à la vie réelle, concrète. On l’empêche d’être acteur. » Selon Marneffe, la logique consumériste est une logique infantile. Les adultes se centrent davantage sur les enfants et les surprotègent, au lieu de se remettre eux-mêmes en question. Sacraliser l’enfant-roi, l’enfant-objet, c’est déjà une attitude pédophile…

Thierry Denoël

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