Enfanter, quelle épopée!

Jusqu’à très récemment, accoucher était une épreuve à laquelle très peu de femmes survivaient. Un obstétricien dresse l’inventaire des pratiques: longue saga d’amour et de mort

Singulier constat, où s’affirme l’universalité de la condition féminine: les douleurs de l’enfantement, qu’on appelait jadis le « mal joli » – c’est dire comme elles étaient minimisées dans l’esprit de ceux qui n’avaient pas à les subir -, traversent les lieux et les époques. Du point de vue strictement physiologique, il s’agit bien du même supplice qui déchire le ventre de la parturiente moderne, de la future mère aztèque ou de la « Vénus » gravée dans la grotte de Laussel (Dordogne). Stoïques, nos aïeules mordent sur leur chique: leurs souffrances, en fin de compte, n’intéressent pas grand monde… « C’est une indifférence généralisée, qui va de pair avec le peu de valeur accordé jadis à la vie », expose Fernand Leroy, professeur de gynécologie à l’ULB et auteur d’une histoire de la naissance (1) à faire frémir. Car en voilà une belle boucherie! Durant des siècles, la brutalité se conjugue avec l’ignorance: accoucher est un péril redoutable (qui peut durer trois, quatre jours), dont très peu de femmes et d’enfants réchappent.

La femelle de notre espèce est ainsi faite: au lieu d’être rectiligne, comme chez d’autres mammifères, son défilé pelvien affecte une courbure par laquelle ses axes d’entrée et de sortie adoptent des directions tout à fait différentes. Son foetus présente en outre un gros crâne, puisqu’il abrite un cerveau très développé. D’où des enfantements particulièrement longs et difficiles. Qui, souvent, « coincent ». Pour y remédier, « les pratiques obstétricales des peuples archaïques, éminemment variées, constituent un mélange où l’utile, l’inutile et le néfaste s’intriquent de façon indissociable », constate Leroy. Sur les rives du Nil Blanc, la femme épuisée au travail est assise sur une marmite renversée: derrière elle, un homme tire de toutes ses forces sur l’abdomen gravide. Au Mexique, la parturiente est vivement secouée et jetée au sol, tel un sac de farine. Ailleurs, elle est maintenue la tête en bas – ce qui, en l’occurrence, paraît plutôt illogique.

Mais que faire, quand l’enfant, en dépit des incantations et des fumigations, ne sort pas? Longtemps, la « version podalique interne » reste la manoeuvre de la dernière chance: elle consiste à repousser la tête bloquée du bébé là d’où il vient, pour le retourner dans la cavité maternelle, afin de l’en extraire par les pieds. Le corps du nouveau-né ne résistait pas toujours à la traction… De même, en cas de rétrécissement pelvien important, des outils céphalotribes ou cranioclastes morcellent les foetus in utero – ils sont encore d’usage dans les années 1950, notamment pour l’évacuation des hydrocéphales. Au Moyen Age, personne ne s’embarrasse de tuer un nouveau-né. En revanche, qu’il mourût sans avoir reçu le baptême constituait un drame majeur: un enfant non baptisé ne pouvait être enseveli dans l’enclos paroissial. Enterré dans un champ, comme une bête, le voilà privé de salut éternel. Aussi l’Eglise institue l’ondoiement intra-utérin, directement applicable par la sage-femme sur le cuir chevelu du poupon. Des seringues courbes à eau bénite, offrant les meilleures garanties de sauvetage de l’âme, portent en leur extrémité un orifice en forme de croix… Quant aux femmes enceintes, mieux vaut qu' »elles se confessent avant de faire leurs couches », recommande le concile de Cantorbéry, en 1236. Telle est l’ambiguïté de l’Eglise médiévale, tiraillée entre le concept de l’Eve pécheresse et celui de Marie l’immaculée. « La misogynie ambiante, aussi bien médicale que théologique, reflète l’affrontement entre le désir de la connaissance et la peur de ce corps féminin dont on se sait soi-même issu », assure Leroy. Curieux mais pas trop. Au XIIIe siècle, Arnaud de Villeneuve, gloire de l’école médicale de Montpellier, en France, déclare, avec un dégoût à peine voilé, qu’il s’occupera « avec l’aide de Dieu » de ce qui touche les femmes. « Comme la plupart du temps, ce sont de méchantes bêtes, ajoute-t-il, je traiterai ensuite de la morsure des animaux venimeux »…

L’enfantement n’en reste pas moins la conséquence du péché de chair, qui doit être expié dans la douleur. Aussi, pour ménager la pudeur des parturientes, mais surtout pour leur épargner la vue d’instruments de torture, les matrones opèrent à l’aveuglette, sous les jupes des patientes. Terribles sages-femmes, volontiers diabolisées! Jusqu’à ce que des hommes s’emparent de leur monopole, elles pratiquent seules l’obstétrique – la seule discipline amenée à s’occuper de deux êtres humains à la fois. Dans un traité, la légendaire Trotula (XIe siècle) décrit en des termes très précis la manière de réparer des complications majeures, comme chez ces femmes « pour qui la vulve et l’anus deviennent un seul trou » (déchirure complète du périnée avec rupture du sphincter). Ses consoeurs sillonnent les campagnes, armées de leur ongle pointu destiné à rompre la poche des eaux ou, croit-on à tort, à occire les foetus indésirables. Dans les grandes villes (à Bruges, à Gand), elles sont parfois accréditées et rémunérées par les municipalités, pour effectuer des expertises médico-légales, comme des constats de virginité ou de viol. Ainsi ce compte rendu savoureux que donnent, en 1532, les matrones jurées de Paris de leur visite à Henriette Pélicière, jeune fille de 15 ans « ou environ », apparemment forcée par un solide gaillard, appelé Simon le Bragard: « Et le tout vu et visité, au doigt et à l’oeil, trouvons qu’elle a le haleron démis, l’entrechenart retourné, la babole abattue, l’entrepet ridé, le guilboquet fendu, le lippion recoquillé, le barbidaut tout écorché, le lipendis pelé et le guilhivard élargi… » Verdict: la petite a bien été déflorée.

Accoucher est une affaire de femmes. Longtemps, les parturientes refusent d’êtres secourues par un homme, au point de prendre sciemment le risque d’une issue mortelle. Mais la fin du XVIIe siècle sonne le glas de la suprématie féminine en obstétrique. C’est par le biais des maîtresses royales (Mme de La Vallière et Mme de Montespan en tête) que le sexe fort pénètre dans les salles d’accouchement. Le recours à un chirurgien (qui perçoit des honoraires plus élevés qu’une sage-femme) devient en effet l’ostensible reflet d’une certaine aisance financière. Toutefois, un autre élément vient détrôner les matrones. Invention masculine, le forceps exauce un vieux rêve: extraire un bébé sans le retourner ni le mutiler. « Il est surprenant qu’il ait fallu attendre si tard, remarque Leroy. Car, enfin, son principe n’est pas plus élaboré que celui de la pince à sucre! » C’est pourtant une révolution majeure. Les « mains de fer » permettent de sauver de nombreuses vies. Mais pas toujours. Leur banalisation, au milieu du XVIIIe siècle, conduit à des excès – on l’emploie à tort et à travers. En réaction, des médecins britanniques promeuvent l’obstétrique attentiste. C’est wait and see. Leur volonté de n’intervenir qu’après six heures de blocage de la tête foetale dans la partie inférieure du bassin se révèle néanmoins également fatale. Dans son essai sur les accouchements laborieux, William Osborne, partisan du laisser-aller des femmes jusqu’à l’extrême limite de leurs forces, décrit complaisamment l’état pré-agonique de ses patientes avec un souci du détail qui confine au sadisme…

Reste une grande tueuse: la fièvre puerpérale. Jusqu’à l’avènement des antibiotiques (après la Seconde Guerre mondiale), cette affection terrifiante, due à un envahissement microbien de l’organisme au départ de la plaie placentaire, emporte d’innombrables accouchées dans les maternités, où elle se transmet de lit en lit, par des doigts examinateurs souillés. Autour du berceau, la mort rôde. Et jusqu’à la moitié du XXe siècle. Après, cela ira nettement mieux. Mais pas pour toutes. Les trois problèmes résiduels actuels – la prématurité, le sida et la toxémie gravidique (une affection spécifique méconnue, semblable à l’épilepsie) – frappent toujours inégalement les futures mères. De nos jours, il meurt encore 600 000 femmes par an (une par minute) d’une complication liée à la grossesse ou à l’accouchement. Mais cette hécatombe survient à 98 % dans les pays pauvres.

(1) Histoire de naître. De l’enfantement primitif à l’accouchement médicalisé, par Fernand Leroy. De Boeck, 456 p.

Valérie Colin

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