En panne de cohésion

Face à des choix cruciaux, la Région bruxelloise est incapable de transcender ses divisions. Victime de sa léthargie

Une journée de débat public comme les autres, au Parlement bruxellois. Une petite dizaine de députés – sur 75 – font mine d’écouter l’orateur du moment, préoccupé par une question d’aménagement du territoire. L’un est plongé dans un bouquin, l’autre tapote nerveusement sur son GSM. D’autres encore taillent une bavette. « Tiens, voilà Jos Chabert! » ministre régional depuis 1989. Cette plaisanterie circule depuis des mois dans l’enceinte parlementaire: on se moque du faible taux de présence du seul ministre CD&V (ex-CVP) du pays, trop occupé à sillonner le monde, dit-on. Quant au ministre-président François-Xavier de Donnea, il brille souvent par son absence. Lui aussi subit les sarcasmes de ses pairs. En séance, le chef du gouvernement a l’habitude de regarder sa montre quand les interpellations se font trop longues…

Au perchoir de l’assemblée, la socialiste Magda De Galan a tout fait pour limiter l’absentéisme des députés bruxellois, qui détiennent le record national de l’indiscipline. Las! le Parlement de la Région bruxelloise n’a jamais cessé d’être un grand conseil communal, auquel une majorité d’élus – par ailleurs bourgmestres ou échevins – n’assistent que s’ils n’ont rien d’autre à faire. De quoi irriter la poignée de bons élèves, qui, dans chaque parti, tentent de relever le niveau en faisant leur boulot sérieusement. C’est le cas d’Evelyne Huytebroeck (Ecolo) et Benoît Cerexhe (PSC), les chefs de l’opposition. « Nous avons transigé avant de nous faire entendre, afin de ne pas nuire à la classe politique, expliquent-ils. Mais, cette fois, la coupe est pleine. Y’en a marre! » Pour la première fois depuis les élections de 1999, les deux députés viennent de tenir une conférence de presse commune. Pas évident: leurs partis croisent dans les mêmes eaux électorales et s’affrontent sans ménagement aux autres niveaux politiques (Ecolo est dans toutes les majorités, sauf à Bruxelles). « Le Parlement bruxellois ne se réunit qu’une semaine sur deux, dit Benoît Cerexhe. Et encore s’agit-il de séances « light », où il n’y a de place ni pour un vrai débat démocratique ni pour des interpellations dignes de ce nom. » « Les incidents sont légion, enchaîne Evelyne Huytebroeck. Au sein du groupe PRL, particulièrement indolent, on en vient à prévoir un « quorum volant »: un député qui court d’une commission à l’autre pour éviter la paralysie des travaux, faute de participants! » Selon ces deux rebelles, la majorité composée d’une kyrielle de partis – PRL-FDF-MCC et PS, côté francophone; VLD, SP.A/AGA, VLD, ex-Volksunie et CD&V, côté néerlandophone (!) – se moque littéralement du Parlement. Des dossiers importants y échouent plusieurs semaines après avoir été présentés à la presse, de nombreuses séances sont retardées ou reportées et rien ne dit que le budget 2002 relatif aux matières cogérées par les deux communautés linguistiques pourra être voté avant le mois de janvier!

En cause? Le mal est récurrent mais, foi de parlementaire, jamais la situation n’avait été aussi grave. De 1989 à 1995, la Région devenue autonome s’était donné une certaine légitimité, sous la houlette du socialiste Charles Picqué. Depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux, en 1995, les relations se sont tendues. Libéraux et socialistes défendent deux projets de ville antagonistes, s’affrontent à fleurets mouchetés et… se neutralisent. Les coups bas qui ont suivi les élections communales d’octobre 2000 n’ont pas arrangé les choses: PS et PRL se regardent désormais en chiens de faïence. Et, forcément, ils préfèrent ne pas étaler leurs divergences au coeur de l’assemblée parlementaire. Illustration du malaise: le plan régional de développement (PRD), qui vient de sortir des limbes, est un beau catalogue d’intentions politiques, toutefois décliné sans établir de réelles priorités ni quantifier des besoins budgétaires.

Le ministre-président de Donnea ne résiste pas au naufrage de son embarcation. « Celle-ci ne partage aucune ambition collective », lâche un « parrain » de la coalition. Et l’ancien bourgmestre de Bruxelles-ville n’est pas exempt de toute responsabilité. Dépossédé de son poste de maïeur, en octobre 2000, l’homme a « apprécié » son reclassement professionnel avec autant de délectation que s’il s’agissait d’une traversée du désert en solitaire. Faute de passion, il n’est pas parvenu à incarner l’institution au même titre que ses prédécesseurs Charles Picqué et, dans une moindre mesure, Jacques Simonet (PRL également). De Donnea ne fait pas l’unanimité et, en un an d’activité, son crédit semble déjà fortement entamé. Avant les derniers accords institutionnels, il avait transigé durant de longs mois… pour finalement déboucher sur un constat de carence sur la manière d’endiguer le Vlaams Blok et s’en remettre aux négociateurs fédéraux. C’est lui également qui déclarait que la Région bruxelloise ne manque pas de moyens financiers. Une maladresse dont on se gausse dans les milieux politiques: aujourd’hui, les finances communales virent au rouge et les pronostics vont bon train quant aux prochaines difficultés financières de la Région, qui exerce la tutelle sur les dix-neuf communes.

Face aux critiques, le ministre-président préfère hausser les épaules. « Notre bilan est excellent et même impressionnant (!), déclare-t-il au Vif/L’Express. L’opposition s’agite. Mais nous, nous décidons. Vite et bien. Regardez le PRAS (Plan régional d’affectation du sol), le PRD, l’épuration des eaux, l’aide financière aux communes… Il n’y a pas de tensions particulières entre libéraux et socialistes. »

Quoi qu’il en soit, Bruxelles se trouve à un tournant de son histoire. Suite à la cinquième réforme de l’Etat, ses compétences ont été élargies – fiscalité, commerce extérieur, organisation des communes – et de nombreuses questions essentielles sont en suspens. Faut-il élire les bourgmestres au suffrage direct de la population? Diminuer le nombre d’intercommunales? Redéfinir les compétences exercées par les maïeurs et les ministres régionaux? Fusionner certaines communes? Alors qu’en Wallonie et en Flandre, ce type de réflexion est l’apanage du gouvernement, à Bruxelles, ce sont les « belles-mères » – Daniel Ducarme, président des libéraux, et Philippe Moureaux, chef du PS bruxellois – qui ont pris les commandes de l’opération. Confirmant l’impression que ce gouvernement régional, décidément bien malade, est assisté de l’extérieur.

Philippe Engels

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