Lisaboa Houbrechts, la metteuse en scène d'I Silenti. © PHILIPPE CORNET

En coulisses, chez Cassol

En février, le Théâtre royal de Namur accueillait les ultimes répétitions d’I Silenti, création multiforme du talentueux Fabrizio Cassol avec Tcha Limberger. Le Vif s’est glissé dans les coulisses de ce spectacle dédié à « tous les silencieux et aux coeurs brisés ».

On entre par l’arrière du bâtiment, sas vers le département tech- nique. L’activité qui y règne contraste avec les couloirs et le foyer aux flamboyantes peintures de Garouste, tous silencieux. Synchronisés à la réalité de cet hiver: si le théâtre namurois a évidemment fermé ses portes au public, il s’est ouvert à la création in vitro. Dans la salle engourdie depuis des mois, une dizaine de personnes écoutent Fabrizio Cassol qui, en ce vendredi de dernière répétition d’ I Silenti, lâche une phrase simple: « Le spectacle ne doit pas être trop confortable! » Le ton est amical mais précis, le sourire ferme, la parole centrée. Conforme à la personnalité du compositeur-saxophoniste d’Ougrée (1964) menant une imposante carrière, entre le jazz polyglotte d’AKA Moon et de multiples projets à l’international. Parmi lesquels plusieurs créations avec le chorégraphe gantois Alain Platel.

Composer, c’est poser avec, donc être un architecte des émotions.

Parmi ceux qui vivent l’instant profondément, Tcha Limberger. Le violoniste rom né à Bruges est non voyant et là, il pose la main devant les yeux. Sa symbolique manière à lui d’entrer au mieux dans le monde de la parole, forcément cousin de celui de la musique. Guidé par autrui, Tcha monte sur la scène encore dénudée, s’assied à même le sol et fait résonner ses cordes de son unique touche manouche. Comme si le temps n’existait pas, ou si peu, face aux beautés de l’inéluctable mélancolie et la douleur des souvenirs de son peuple. Tcha, violoniste et chanteur du jour, a un rôle pivot dans le spectacle. Et complexe puisque la BO d’ I Silenti est faite des madrigaux de Monteverdi (1567 – 1643), retravaillés par Cassol. Des dizaines de minutes de complexités polyphoniques que Tcha a dû apprendre d’oreille, devant aussi les insérer dans une ambitieuse partition d’ensemble.

Un casting en provenance de huit pays, dont l'Inde pour Shantala Shivalingappa (à droite) et les Etats-Unis pour Claron McFadden (à gauche).
Un casting en provenance de huit pays, dont l’Inde pour Shantala Shivalingappa (à droite) et les Etats-Unis pour Claron McFadden (à gauche).© PHILIPPE CORNET

« Avec Monteverdi, c’est la première fois que l’on parle vraiment d’émotions humaines, de lettres d’amour, de guerre, de séparation, explique Cassol. Le tout chanté en polyphonies vocales. C’est sur ce matériau que le compositeur italien a créé son opéra, le premier de ce type dans la sphère occidentale. Un matériau immense, que j’ai revu avec cette idée de d’abord faire vivre la dramaturgie. Composer, c’est poser avec, donc être un architecte des émotions. Des madrigaux de Monteverdi, parfois je n’ai pris que quelques secondes, celles qui servent la narration. Et puis, une fois qu’on est dans l’architecture, faut aller dans la couture, la haute couture. » Exploit mémoriel, rendu à la grâce d’une musique qui semble improvisée alors qu’elle est pourtant intégralement écrite « de façon courtoise, où s’insèrent les mots ». Où se glisse le kaval (flûte balkane) de Georgi Dobrev qui balade des humeurs slaves, auxquelles répondent la contrebasse du hongrois Vilmos Csikos et les voix de la mezzo-soprano écossaise Nicola Wemyss et de sa consoeur américaine Claron McFadden. Une poignée d’autres opérateurs se joignant à un jeu musical enrichi par des projections.

Présentée comme cela, l’opération peut suggérer l’équivalent scénique de ces films puddings où, pour pomper des budgets dans différents territoires, on aligne un acteur danois et une épouse française, des figurants allemands et des décors luxembourgeois. Rien de cela chez Cassol, qui a librement choisi un casting en provenance de huit pays différents, dont cette danseuse indienne, Shantala Shivalingappa, ayant travaillé avec les référents Pina Bausch ou Béjart. Cassol est multivisiteur du continent indien: « J’ai dû y aller au moins trente-cinq fois, et là, quand on y a récemment séjourné avec la metteuse en scène d’ I Silenti, Lisaboa Houbrechts, pour bosser avec Shantala, cela a été… waouh! Fou! »

I Silenti est construit tout en vibrations entre classique opératique et semences jazz-world.

Peuples oubliés

I Silenti est construit tout en vibrations entre classique opératique et semences jazz-world. Qui épousent d’emblée le thème imaginé par Fabrizio Cassol. Celui d’une création où la notion de silence croise d’abord « un cri musical, celui des gitans, des roms, des tziganes, des peuples oubliés ». Plusieurs réalités. A commencer par la production d’un spectacle qui aurait dû livrer sa première au public en ce début 2021 au théâtre namurois. Avec de possibles représentations en début d’été selon l’imprévisible humeur du virus. Dans la certitude est arrivée la jeune metteuse en scène flamande Lisaboa Houbrechts, qui se laisse prendre à toutes les perméabilités. Une présence féminine que Cassol souligne « comme la musique traitée avec beaucoup de douceur, mais avec aussi beaucoup d’énergie. Et puis Lisaboa a cette capacité de troubler. »

Le violoniste Tcha Limberger
Le violoniste Tcha Limberger© PHILIPPE CORNET

Lisaboa Houbrechts a certes déjà oeuvré avec Alain Platel, mais là, elle se voit confier le navire scénique d’un projet extrêmement ambitieux qui tient à la fois du concert, de l’opéra, du théâtre et de la danse. La metteuse en scène rappelle qu’ I Silenti fait partie des expériences entre ce qui définit la réalité et la franche échappée vers la fiction. « Tout est parti, confie-t-elle, de ce voyage à Berlin où, avec Fabrizio, on a visité le mémorial juif, nous posant des questions sur les autres victimes de la Shoah. Notamment les roms, évidemment. En vivant les images de ce destin tzigane, j’ai voulu les traiter sans intention romantique, l’histoire venant réglementer tout cela. L’intention étant d’essayer de guérir le passé. »

A 29 ans, la jeune femme ayant notamment étudié à Gand ne manque ni d’air, ni d’ambition. Dans la dramaturgie choisie par Cassol, elle taille un spectacle multinational aux vastes questions suspendues. « J’ai essayé d’éliminer tous les effets dramatiques, précise-t-elle. De construire quelque chose sur les ombres, avec un esprit cosmique qui incarne la croyance des roms en la nature. Et qui pourrait, par ricochet, rappeler le massacre dont ce peuple a été l’objet pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans oublier les discriminations toujours en cours… »

En cette fin d’après-midi, Tcha Limberger s’est remis au violon alors que le contrebassiste hongrois Vilmos Csikos booste la rythmique autour du luthiste argentin Jonatan Alvarado et du percussionniste français Simon Leleux. Sans oublier les notes à l’accordéon de Philippe Thuriot, l’autre Belge de la production. A défaut de parcourir maintenant le monde, c’est lui qui visite la nouvelle aventure scénique de Fabrizio Cassol.

Futur ou pas?

Patrick Colpé, bientôt 67 ans, directeur du Théâtre royal de Namur, passera la main à l’été prochain. En attendant, le spectacle de Fabrizio Cassol est déjà une histoire qui s’inscrit dans son temps précieux: deux ans et demi de boulot avec de multiples rencontres et questions. Résultat de la confiance tissée avec le musicien, dont il a décidé de produire le I Silenti. Soit pas moins de 350 000 euros en cash – sur un budget total de 550 000 euros – en amont des représentations, même si, finalement, la création sera diffusée par une dizaine d’institutions internationales, de Lille à Bombay. Le coup de foudre de Colpé pour l’étonnant travail de Cassol s’inscrit dans de précédentes expériences, comme le magnifique Coup fatal, chorégraphie d’Alain Platel intégrant entre autres Bach, présenté à Namur. Cassol y arrangeait un répertoire baroque à la mesure de la musique kinoise contemporaine.

Après quelques spectacles en septembre et octobre derniers, le théâtre namurois est entré en simili hibernation pour un temps indéterminé. « Fabrizio ne veut plus travailler avec des Premiers Prix de Conservatoire mais avec ceux qui ont la tête dans les étoiles, et Tcha Limberger en fait partie, relève Patrick Colpé. Vu notre investissement, il est pratiquement impossible de postposer le spectacle à un ou deux ans. Malgré la pandémie, à un moment donné, il faudra bien montrer I Silenti. Et que l’argent rentre! Et puis, je quitte ce théâtre fin juin et donc je ne peux pas laisser la future production dans l’inconnu. Alors qu’on est toujours dans la plus grande incertitude: I Silenti était programmé à l’Opéra de Lille en avril mais on est de plus en plus sceptique sur cette date. Et puis, en principe, au mois de juin, on devrait être à Luxembourg, Lyon, Marseille et Anvers. Et les représentations à Namur pourraient prendre place en février-mars 2022. L’envie d’être ensemble avec les spectateurs est réelle! Quand on a fait venir Philippe Torreton à l’automne dernier, le désir du public était enthousiaste, militant. Il y a une impatience énorme des gens de revenir au théâtre. »

Le compositeur-saxophoniste Fabrizio Cassol
Le compositeur-saxophoniste Fabrizio Cassol© PHILIPPE CORNET

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