» En Belgique aussi, il est temps de marcher contre le racisme ! « 

Le réalisateur belge des Barons défraie la chronique avec son nouveau film, La Marche, qui raconte la mobilisation pacifique de jeunes de la banlieue de Lyon contre le racisme et pour l’égalité. C’était en 1983, mais le sujet reste brûlant d’actualité, notamment en France avec les injures racistes à l’encontre de la ministre Christiane Taubira et la montée du Front national. En Belgique aussi, la parole  » décomplexée  » inquiète.  » Les mecs de la Marche auraient pu venir de Molenbeek « , clame Nabil Ben Yadir, simple et percutant. Militant, il fustige les politiciens démocrates qui ne savent plus parler au peuple, lamine les jeunes qui pensent se mobiliser en publiant un statut sur Facebook et appelle ceux qui trouvent le métissage naturel à se réveiller. Pour lui, c’est clair :  » Faire du cinéma, c’est aussi faire la guerre. « 

Le Vif/L’Express : Votre film, La Marche, célèbre le 30e anniversaire de la marche pacifique pour l’égalité et contre le racisme organisée par des jeunes de la banlieue lyonnaise en 1983. Au-delà

de ce qui est une belle histoire cinématographique, votre objectif n’est-il pas plus militant ?

Nabil Ben Yadir : C’est en effet le récit d’une belle histoire, celle de jeunes gars de la cité des Minguettes, partis de rien, touchés par la violence policière (NDLR : Toumi Djaïdja, initiateur de la marche, avait été victime d’une bavure policière alors qu’il venait en aide à un adolescent aux prises avec un chien policier) et qui décident de réagir en s’inspirant de la non-violence de Gandhi. Leur démarche était d’une naïveté sans nom, ce qui fait aussi sa force. Ces jeunes auraient pu rendre coup pour coup, c’est d’ailleurs là qu’on les attendait, mais ils ont préféré marcher pour l’égalité et contre le racisme, un enjeu qui nous concerne tous mais qui est aussi tellement abstrait. En étant sincère, si j’avais reçu une balle tirée délibérément par un policier, je ne crois pas que j’aurais eu cette force tranquille.

Je connaissais la fin de l’histoire, ce grand rassemblement à la Bastille, à Paris, réunissant plus de 100 000 personnes. J’avais 3 ans et demi à l’époque. J’ai toujours cru que c’était une initiative de SOS Racisme. Mais non… C’était celle d’une association nommée SOS Avenir Minguettes, créée à l’initiative de Toumi Djaïdja. Cette histoire m’a littéralement bouleversé, d’autant plus en sachant qu’elle était née des banlieues.

A l’époque, le mouvement a été rapidement récupéré.

Totalement. Une récupération pilotée par le président français François Mitterrand. Le film se termine d’ailleurs sur ce moment où les organisateurs sont reçus à l’Elysée à l’issue de cette incroyable mobilisation à la Bastille. Quel symbole ! C’est à ce moment-là que les politiciens arrivent pour canaliser ce qui les fait flipper. La question que je me pose c’est de savoir si un citoyen lambda, jeune, apolitique, humaniste peut faire quelque chose sans être mangé par la politique.

Mais la politique peut aussi faire changer les choses ?

Bien sûr, elle peut y contribuer, mais pas en mettant de côté les initiateurs du mouvement, ce qui est arrivé. C’est comme si ces jeunes avaient accompli un marathon et qu’une fois la ligne d’arrivée franchie, quelqu’un était venu leur voler la médaille. C’est cela qui est dramatique. Certains en ont même profité pour faire une carrière politique.

Comme Harlem Désir, actuel Premier secrétaire du PS français, qui fut président de SOS Racisme ?

Bien sûr, je le cite sans le nommer. Or, la lutte contre le racisme est une cause trop importante que pour en faire une lutte de pouvoir.

Trente ans après, des injures racistes contre la ministre de la Justice Christiane Taubira au succès rencontré par le FN de Marine Le Pen, le débat en France est plus virulent que jamais.

Ce film est brûlant d’actualité, en effet. Je vais souvent en France, puisque j’ai réalisé le film là-bas, et on sent que l’ambiance est très tendue. J’ai beau faire des films, j’hallucine quand j’arrive à la gare du Nord à Paris et que je me fais arrêter une fois sur deux parce qu’on croit que j’ai de la drogue, que je me retrouve dans des couloirs fouillé pendant une demi-heure de manière humiliante à l’intérieur de mon corps… Ce qui était surréaliste, récemment, c’est que je me suis fait fouiller alors que derrière le policier, il y avait l’affiche de mon film. Quand il m’a demandé ce que je faisais dans la vie, je lui ai montré mon nom en-dessous de celui de Jamel Debbouze. Pour faire de l’argent, je n’ai pas choisi la drogue, j’ai choisi le cinéma…

Vous êtes belge et vous avez tourné en France. Ce film parle-t-il aussi de la Belgique ?

Chez nous aussi, c’est tendu. Regardez ce qui se passe à Anvers avec Bart De Wever et les siens ! Regardez ce procureur anversois, Yves Liégeois, qui propose de prendre un échantillon ADN de tous les nouveau-nés et de tous les primo-arrivants pour essayer de déceler les criminels ! Je suis sûr qu’il se présentera bientôt aux élections : on ne peut pas avoir une idée pareille sans une stratégie cachée. J’ai envie de lui répondre que même en ayant fait cela depuis longtemps, je ne pense pas qu’il aurait trouvé Marc Dutroux. Cette idée est d’un ridicule sans nom.

Aujourd’hui, on a besoin de visualiser le mal. C’est difficile d’accepter qu’il puisse être partout, alors on cible certaines populations. Avant, les gens disaient qu’on leur volait le boulot, qu’on mangeait leur pain, mais cela ne porte plus. Alors, on dit que les étrangers ne s’intégreront jamais, que les efforts ne servent à rien. Les discriminations actuelles sont nettement moins visibles. Je ne vais quand même pas porter plainte parce qu’un policier me fouille tous les deux jours, on me répliquerait qu’il fait son boulot et je le sais. Mais je me sens insulté au plus profond de moi. La violence politique et institutionnelle fait énormément de dégâts aussi.

C’est la violence des mots ?

Oui. Et celle des regards ! Heureusement, il faut le préciser, cela reste l’expression d’une minorité, sinon, je ne serais pas là pour vous le dire…

On ne peut pas lutter contre ça, si ce n’est par l’éducation des enfants. Le gosse qui a lancé une banane à la ministre Taubira (NDLR : lors d’une des dernières manifestations contre le mariage pour tous, en France, le 25 octobre dernier, des expressions racistes avaient été exprimées par des enfants), on peut encore rattraper le coup et lui dire que ce n’est pas bien en lui tirant les oreilles. Mais les parents qui sont complices parce qu’ils l’ont incité ou qu’ils l’ont laissé faire, ils sont irrécupérables parce qu’ils créent des soldats racistes. C’est ça le danger, au même titre que les journaux qui font des Unes scandaleuses. C’est pour cela que je vais parler dans les écoles en France et en Belgique, que je veux leur montrer le film et que nous avons pris le temps de rédiger un dossier pédagogique sérieux.

Vous voulez dire à la jeunesse qu’il est temps de marcher ?

Oui, de marcher pacifiquement ! J’aurais pu faire un film sur les émeutes qui seraient une autre forme de réponse. Non, je parle de jeunes qui avaient la main tendue et qui demandaient à la France de la prendre avant qu’elle ne devienne un poing levé, ce qui est finalement arrivé dans les années 1990 parce qu’on ne les pas écoutés. Aujourd’hui, en France, 81 % des jeunes de moins de 30 ans ne connaissent pas cette marche. La faute à qui ? A l’école. C’est un déficit incroyable d’éducation.

Ce n’est pas mieux en Belgique. Que sais-je, de Bruxelles et de ceux qui y ont mené une action positive ? L’enjeu est pourtant énorme. Je rappelle que dans les années 1980, Roger Nols, bourgmestre de Schaerbeek, recevait Jean-Marie Le Pen et défilait à dos de chameau en guise de provocation. Et je rappelle aussi qu’il n’était pas encore du FN, mais du bien du PRL (NDLR : l’ancêtre du MR).

Quelles sont les premières réactions à votre film ?

Cela fait visiblement du bien de parler positivement du vivre ensemble. Cela peut paraître très optimiste dans une société où, pour avoir l’air intelligent, il faut être pessimiste et faire de longues phrases. Je ne peux pas avoir l’air plus intelligent que je ne le suis, je n’ai aucun complexe avec ça, et je suis super optimiste.

De nos jours, en France et en Belgique, les xénophobes s’expriment fortement. Ceux qui ne le sont pas ne disent rien parce qu’ils trouvent que le métissage est naturel. C’est cette partie-là de la population qui devrait se lever. Quand Yves Liégeois, dit ce qu’il dit, c’est incroyable que personne ne réagisse.

Politiquement, le populisme de Bart De Wever ou de Marine Le Pen a le vent en poupe…

De Wever et Le Pen ont compris qu’ils doivent parler à tout le monde. On peut dire que c’est du populisme, oui, mais les  » démocrates « , et je mets à dessein des guillemets, plus personne ne les comprend. Ils tiennent un discours tellement compliqué qu’après dix secondes, les gens décrochent. Je ne dis pas que l’on doit faire des raccourcis, je dis que l’on doit tenir des discours sincères, qui parlent à tout le monde. On vote à partir de 18 ans, ne l’oublions pas ! La complexité pour être complexe, la recherche de la formule, cela ne va plus. Revenons aux valeurs essentielles.

Votre précédent film Les Barons était ancré dans les quartiers populaires de Molenbeek. Avec ce film français, vous parlez aussi de cette réalité-là ?

C’est évident. Ces mecs de la marche, ils auraient pu être de Molenbeek.

Mais il n’y a pas de telles personnalités à Molenbeek…

Si, je pense qu’il y en a. Mais les marcheurs, ce sont les grands frères des barons, ils se sont battus pour avoir des droits. La réponse de leurs petits frères, aujourd’hui, c’est de moins marcher pour vivre plus. Ils font du militantisme en mettant un statut Facebook et en se félicitant de recevoir dix  » like  » blottis sous leur couverture. Franchement, cela ne sert à rien du tout ! Ce n’est pas Facebook qui a chassé les dictateurs du pouvoir lors du Printemps arabe, ce sont ceux qui ont battu le pavé sur les places.

Aujourd’hui, le religieux s’en mêle aussi…

Il a toujours été là, mais il est devenu une affirmation de soi. A force de dire  » ce sont des Belges d’origine maghrébine, de confession musulmane… « , les gens finissent par mettre en avant ces caractéristiques-là. A force de les pointer du doigt, il ne faut pas s’étonner de leur réaction. Il y a eu un effet post 11-Septembre, c’est évident, qui a eu des conséquences, mon pote, que tu ne peux même pas imaginer. Tant qu’on ne les vit pas au plus profond de sa chair, on ne peut pas les comprendre. J’ai été aux Etats-Unis peu après les attentats, je m’appelle Ben Yadir et c’était une catastrophe.  » Comme ben Laden ?  » me demandait-on. Je répondais :  » Oui, mais aussi comme Ben Affleck, comme Ben Stiller, laissez-moi passer !  » Il n’y a que l’humour qui sauve dans ces cas-là.

C’est comme quand De Wever dit :  » C’est bientôt le Maghreb, ici…  » Nous, on essaie de revendiquer une belgitude et il faut sans cesse qu’il nous rappelle que l’on n’en fait pas partie.

Ceux qui prônent la belgitude et qui se félicitent du caractère symbolique des succès des Diables Rouges sont souvent des immigrés de la deuxième, troisième ou quatrième génération.Bien sûr. L’équipe de Belgique de football, métissée, est à l’image de ce qu’est réellement ce pays. Même chose pour la France. Quand les Bleus l’emportent 3-0 contre l’Ukraine, ils frappent trois ballons dans la gueule de Marine Le Pen ! Nous avons montré le film aux joueurs de l’équipe de France à Clairefontaine, deux jours avant le match contre l’Ukraine en barrage qualificatif de la Coupe du monde. Ils étaient plus bas que terre après leur défaite au match aller. On leur a parlé du combat de ces jeunes, de l’importance du collectif, Jamel leur a fait un discours de malade. On leur a dit qu’ils ne jouaient pas au foot, mais qu’ils faisaient de la politique, qu’ils devaient marquer pour leur pays. Cela les a retournés. Après leur victoire, nous avons reçu des SMS de joueurs affirmant que s’ils avaient gagné, c’est parce nous étions avec eux sur la pelouse.

Depuis, Marine Le Pen, qui avait traité les joueurs de  » sales gosses « , se tait. Cela prouve que la réponse aux extrêmes passe par l’émotion et par le collectif. Faire un film, c’est faire la guerre, alors autant savoir pourquoi on la fait. Les Barons ont permis de donner une autre image des quartiers populaires de Molenbeek. Quand je vois un mec d’Uccle porter un tee-shirt  » Je suis un baron « , je me dis que j’ai gagné. C’est comme si un jeune dont le père vote FN portait aujourd’hui un maillot de Samir Nasri ou de Karim Benzema.

Propos recueillis par Olivier Mouton – Photo : Debby Termonia pour Le Vif/L’Express

 » J’ai beau faire des films, j’hallucine quand j’arrive à la gare du Nord à Paris et que je me fais fouiller une fois sur deux parce que l’on croit que j’ai de la drogue  »

 » De Wever et Le Pen ont compris qu’ils doivent parler à tout le monde  »

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