En avant la musique !

En Belgique, la musique s’apprend dès l’âge de 5 ans. Mais pour devenir musicien, il faudra faire preuve de persévérance et se frayer un chemin dans un système d’enseignement figé. Etat des lieux.

Situez-vous ce moment mémorable où une enseignante posa entre vos mains tapissées de pâte à modeler une flûte à bec ? De vos dix doigts et avec une application rare, vous tentiez alors de tirer de délicates sonorités de l’infernal objet, parvenant au terme d’un cursus intense à jouer plus ou moins correctement les six premières mesures de A la claire fontaine. Pour beaucoup, l’enseignement de la musique s’arrête à ce souvenir. Pour d’autres devenus musiciens, ce fut, à travers les académies, les conservatoires, les Erasmus à Oslo et les classes de maîtres, un parcours du combattant. Armés d’années d’expérience, de diplômes à foison, d’études aussi longues que pour devenir neurochirurgien, les musiciens mettent un doigt de pied prudent dans la vie professionnelle. Laquelle, par son âpreté, rappelle le plus sanglant des épisodes de Game of Thrones.

Le chef d’orchestre Philippe Herreweghe est fêté un peu partout dans le monde.  » Quand j’étais petit, on atterrissait au conservatoire à 8 ans. On montrait des prédispositions et – avec l’aide de parents soutenants – on se confrontait très tôt à l’enseignement de la musique. Sans aller aussi loin, un enfant bénéficiait, a minima, d’une heure de cours de musique par jour dans son cursus traditionnel. On allait à l’église, dans certains cas on intégrait un choeur ; la musique était omniprésente pour un segment très substantiel de la population. Aujourd’hui, sauf exception, il faut avoir 18 ans pour entrer au conservatoire et de combien d’heures de musique dispose un adolescent moyen dans l’enseignement traditionnel ?  » La réponse fait mal au coeur : une demi-heure par semaine, au cours des deux premières années de l’école secondaire (lire l’encadré page 80).

Dans les conservatoires, le constat est alarmant :  » Nous intégrons des élèves moins éduqués qu’avant, tant du point de vue musical que de la culture générale, explique un directeur. Les académies de musique jouent un rôle très important, mais elles en arrivent à favoriser le socio-culturel au détriment de la formation de futurs musiciens.  » Le passage dans une académie se résume souvent à une simple activité parascolaire au même titre que le poney ou la pratique du taekwondo. Reste que toutes les institutions musicales (orchestres, maisons d’opéra) s’attachent à émoustiller l’appétit des jeunes publics. C’est même devenu un enjeu essentiel de leurs rapports d’activité aux yeux du politique : si ces grandes institutions impayables sont financées, c’est à la condition qu’elles fassent l’effort de susciter des vocations. Le directeur de l’une d’elles se désole néanmoins, sous couvert d’anonymat, que l’effort pédagogique se fasse parfois en dépit du bon sens :  » On emmène un bus d’adolescents assister à une répétition de musique dodécaphonique. Au bout d’une demi-heure, les jeunes repartent avec la certitude de ne plus jamais mettre les pieds dans une salle de concert.  »

Un minerval attractif

Il serait facile de tenter un parallèle entre l’état du conservatoire de Bruxelles et l’enseignement de la musique en Belgique. Voilà plus de dix ans qu’une poignée d’irréductibles se bat pour le sauvetage d’un bâtiment qui tombe littéralement en ruine et qu’on ne restaure pas en raison de la diversité des tutelles et des interlocuteurs impliqués. Le conservatoire est comme un noyé qui coulerait à pic sous le regard de trente-six badauds qui, tous, attendraient de leur voisin le plongeon salvateur. Et il aura fallu attendre que cette magnifique petite bonbonnière prenne la forme d’un temple sumérien, où il neige des bouts de plafond sur l’intrépide mélomane, pour qu’on annonce enfin récemment sa restauration…

Mais l’enseignement musical, lui, ne se sent pas à l’abandon. Michel Stockhem, directeur d’Arts2,, l’école supérieure des arts sise à Mons, rappelle qu’il serait déplacé de jouer la carte du misérabilisme.  » Les moyens qu’on nous offre nous permettent d’accomplir notre mission de formation musicale. La crise de 2008 a frappé beaucoup plus durement d’autres institutions.  » Il est vrai qu’à Mons, des pédagogues distillent un enseignement réputé en dépit du surcroît de travail administratif découlant du processus de Bologne (lequel tendait à uniformiser l’enseignement supérieur dans toute l’Union). En Belgique, les conservatoires sont des tours de Babel, on y parle toutes les langues, des élèves viennent du monde entier, attirés – aussi – par un minerval défiant toute concurrence (autour de 450 euros pour un Belge, moins de 2 000 euros pour un étranger). Et si le manque de moyens structurels se fait sentir, c’est surtout par rapport à l’évolution des réalités du métier.  » C’est le royaume de la débrouille « , souligne Michel Stockhem.

Les directeurs de conservatoires regrettent que leur visibilité sur les élèves s’arrête à la fin du cursus.  » Il n’y a pas de politique d’alumni. Traditionnellement, chez nous, une fois que les étudiants ont quitté l’école, beaucoup entendent l’oublier à tout jamais, alors qu’aux Etats-Unis, on se prévaut de certains enseignements jusque sur son lit de mort.  » Les moyens des conservatoires ne leur permettent pas d’effectuer un véritable suivi des élèves, d’établir des statistiques relatives à l’insertion professionnelle. Une démarche pourtant préconisée par Bologne. Au Conservatoire royal de Bruxelles, Frédéric de Roos – directeur depuis 2003 – souligne l’importance de motiver les élèves à devenir, parfois, leurs propres producteurs. Dans un contexte qui voit le nombre de promoteurs de concerts fondre comme neige au soleil, l’artiste est amené à se créer lui-même l’opportunité de jouer. Si l’étudiant s’en voit distrait de la pratique pure de son instrument, il est aussi mieux armé pour faire face aux nouvelles réalités de la carrière.

Car en sortant du conservatoire, le jeune musicien est confronté à une concurrence infernale. Quand un poste se libère dans un orchestre, des centaines de candidatures affluent des quatre coins du monde. Il faut participer à une audition et jouer mieux que les autres. Les orchestres belges conçoivent – pudiquement – une certaine forme de protectionnisme à l’égard des musiciens du cru, partant du principe qu’un orchestre ne peut pas snober massivement les instrumentistes formés par les écoles nationales. De nombreuses initiatives sont prises pour créer, très tôt, des liens entre ces institutions et les élèves afin de favoriser leur insertion.

Principe dynastique

Extension la plus extravagante du cursus musical, la  » classe de maître  » se situe au bout du chemin, quand l’étudiant atteint un niveau d’excellence technique qui lui permet de mettre un pied dans le métier, mais que sa musicalité doit encore s’exposer aux conseils de mentors. Ceux-ci – généralement des sommités ayant atteint l’éméritat – écoutent les impétrants avec une bienveillance parfois relative et tentent de leur distiller un peu de leur infinie sagesse. Assister à ces cours est probablement l’une des plus belles expériences du mélomane un peu curieux (ça tombe bien, les master classes sont presque toujours publiques). On y assiste au phénomène de la passation de pouvoir qui – en musique – occupe un rôle central. Ainsi écoute-t-on tel élève qui tient sa technique de tel maître qui a lui-même été l’élève de tel immense pédagogue, directement formé par Franz Liszt. En musique, le principe dynastique est une réalité.

Malgré la rudesse du métier de musicien et les obstacles incalculables qui jalonnent son chemin, les directeurs de conservatoires se montrent paradoxalement très encourageants : aujourd’hui, si les places sont rares, les opportunités d’être engagé existent bel et bien – on cherche aussi des profs de musique, des praticiens qui auront à coeur de transmettre, à leur tour, leur passion. Si la musique dédaigne les plans de carrière et qu’elle reste réfractaire à la conception d’une évolution professionnelle rationnelle et ordonnée, elle embrasse chaque année, en Belgique, des centaines de jeunes passionnés qui garniront les scènes de demain.

PAR CAMILLE DE RIJCK

En Belgique, les conservatoires sont des tours de Babel, on y parle toutes les langues, des élèves viennent du monde entier

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