Nuages fleuris, Odilon Redon, 1903 (44 cm × 54 cm). © PHOTOMONTAGE LE VIF/L'EXPRESS - PHOTO : DAVID UZOCHUKWU - ART INSTITUTE OF CHICAGO

Embruns urbains

Une personnalité dévoile ses oeuvres d’art préférées. Celles qui, à ses yeux, n’ont pas de prix. Pourtant, elles en ont un. Elles révèlent aussi des pans inédits de son parcours, de son caractère et de son intimité. Cette semaine : le chanteur et écrivain Raphaël.

Montmartre. En haut : la Butte. En bas : Pigalle, le Moulin Rouge et des sex-shops aux vitrines qui clignotent. Jadis peuplé d’artistes, de truands, de putes ou de clients, la rue des Abbesses n’accueille aujourd’hui quasiment plus que des touristes, des jolies vitrines et quelques SDF qui campent entre deux brasseries. Une transformation radicale du quartier à laquelle le succès du Fabuleux destin d’Amélie Poulain, sorti en 2001, a largement contribué. Un peu comme Mickey à Disneyland, plus de quinze ans après le film, le visage d’Audrey Tautou se décline encore sur des boîtes de biscuits, des parapluies et autres colifichets en plastique accrochés à l’entrée des boutiques. Exit, donc, les artistes qui faisaient le charme du quartier, les ateliers ont été transformés, le Bateau-Lavoir est aujourd’hui un musée et les Montmartrois sont simplement des gens ayant survécu à l’explosion du marché immobilier. Parmi ceux-ci, le chanteur et écrivain Raphaël et sa compagne, la comédienne Mélanie Thierry.

Raphaël Haroche, dans le civil, nous a fixé rendez-vous à La Mascotte, une de ces brasseries typiques de la capitale qui, à l’heure du déjeuner, n’est peuplée que de Parisiens qui courent entre les plats pour aller fumer une cigarette sous la pluie.  » Ici, Raphaël est chez lui « , déclame avec fierté le maître d’hôtel en vous installant à une table dans l’entrée. Ce n’est pas celle attitrée du chanteur mais celle de Michou, 86 ans, l’homme des nuits parisiennes, propriétaire du célèbre cabaret éponyme qui offrait les plus beaux spectacles transformistes des années 1970 et 1980. Brushing décoloré, toujours fringué d’un bleu à vous décoller la rétine, Michou pose avec Dalida sur une photo encadrée au dessus de la table. Personne n’en parle plus de Michou, sauf ici, à La Mascotte, où une chaise porte toujours son nom. Pas parce qu’on  » surfe  » sur les bonnes vieilles années mais par fidélité, de celles qui échappent à l’obsolescence programmée.

Pile à l’heure, Raphaël retire ses écouteurs et entre comme un nuage dans l’établissement. Il enlève son bonnet de docker, réajuste le jeans dans lequel il flotte un peu et serre quelques pinces avant de commander un café. Discret, il se faufile jusqu’à la table, s’installe sur la chaise de Michou et déballe trois plaquettes de chocolat qu’il vient d’acheter chez la dame d’à côté. Chocolat noir et amandes grillées. Il en range une dans son sac à dos, vous offre la seconde et explose la troisième en petits carrés au centre de la table.

Concernant cette interview et la sélection de ses oeuvres d’art préférées, Raphaël est franchement désolé qu’on ne l’ait prévenu qu’hier soir. Alors, il a fait ce qu’il a pu et vous a communiqué le nom de ces quelques tableaux qui, d’instinct, lui revenaient en mémoire. Heureusement, l’art, il aime beaucoup, mais de là à dire que  » c’est son truc « , il y a un pas. Raphaël ne le franchira pas. Même s’il pratique lui-même, s’il peint des tableaux, croque des dessins ou tâte de l’aquarelle, le chanteur est un gars plutôt humble qui ne trouve que peu de qualités à sa propre production. Pas question, donc, de commencer à donner des leçons sur le syle des autres ou de se la jouer fin connaisseur.

Fenêtre ouverte

Premier choix : Nuages fleuris d’Odilon Redon. Un artiste qui lui rappelle Gustave Moreau, un de ses contemporains, dont la demeure a été transformée en musée. Une jolie maison, pas très loin d’ici, à deux pas du studio où Raphaël a enregistré l’année dernière son dernier album, Anticyclone, coécrit avec Gaëtan Roussel. Entre les enregistrements, durant les pauses, il disait descendre prendre un café au PMU du coin, en réalité, il allait admirer ces toiles et tous ces dessins romantiques, aussi symbolistes que surréalistes. Après la sortie du disque, ce sont ses enfants qu’il emmenait dans ce petit musée, parce que, pour un gosse,  » un tableau, c’est une fenêtre ouverte vers un autre monde « .

Gustave Moreau oui, mais Odilon Redon  » c’est encore mieux ! s’emballe-t-il. C’est le peintre le plus singulier au monde. Je le considère comme l’incarnation du dépassement de la vie par l’art « . Une transcendance en quelque sorte, une élévation de soi, des principes auxquels le chanteur croit beaucoup. Pour lui, Redon rejoint aussi la littérature fin de siècle et ces auteurs qu’il admire tant, Nabokov, Tchekhov, des slaves comme lui mais pas que, car, dans son panthéon littéraire, on trouve aussi Patrick Modiano, Cormac McCarthy et Raymond Carver, le célèbre nouvelliste. C’est en cela que Raphaël étonne. Chanteur couronné de succès, il publiait l’année dernière son premier recueil de nouvelles, Retourner à la mer (éd. Gallimard). Salué par la critique, il a décroché le Goncourt de la nouvelle. Une incursion dans le monde de l’écriture aussi rapide que son ascension musicale avec Caravane, un troisième album écoulé à près de deux millions d’exemplaires.

Le souvenir du rêve

Son deuxième coup de coeur ? La Fenêtre sur l’île de Bréhat, une huile sur toile de Chagall. Un peintre russe qui lui rappelle ses origines ou, plutôt, celles des ses grands-parents, des immigrés juifs d’Odessa. Fidèle à sa concision et à ses phrases nettes et rapides, Raphaël ajoute que ce tableau est d’autant plus émouvant qu’avec Mélanie, ils viennent d’acheter une petite maison sur l’île bretonne. D’ailleurs, en y regardant bien, on la voit même dans le tableau.

Mélanie… Encore un succès dans la vie de Raphaël : vingt ans d’amour, deux enfants et un couple où chacun est gâté par le talent. Beaucoup de chance, certes, mais, dit-il, surtout la rencontre de deux personnes qui étaient faites l’une pour l’autre.  » Ce qui est important, c’est de s’admirer mutuellement, de s’amuser ensemble, d’avoir besoin de l’avis et de la présence de l’autre quand on entreprend quelque chose.  » Leur rencontre, c’était juste après la sortie du premier album, quelques petites années après avoir fini ses études de droit. Parce que Raphaël a aussi étudié le droit.  » Je ne garde aucun souvenir de ces années-là. J’étudiais, je passais des examens mais c’était la musique qui restait ma passion avant tout.  »

Faisant défiler sur l’iPad les différentes oeuvres qu’il avait sélectionnées, Raphaël s’annonce très content de son choix. Chacune le représente à sa manière, à tout le moins, un pan de son univers, celui d’une sensibilité meublée de rêves :  » Pas au sens psychanalytique, rien de causal ni d’explicatif, non, ce ne sont pas les raisons ou les explications du rêve qui m’intéressent, c’est le souvenir qu’il me laisse. C’est une manière de décoller de la réalité pour accéder au mystère « , conclut-il, un sourire accroché sur son visage placide et lunaire.

Révélations

En pro du tempo, il poursuit sur La Chute d’Icare. Chaque année, il vient saluer le tableau aux Musées royaux des beaux-arts de Belgique, à Bruxelles. La toile lui rappelle son stage chez Christie’s, à Londres, quand il avait 20 ans. Doutant de l’interprétation traditionnelle qui voudrait que ce soit la griserie de la réussite qui a causé la perte d’Icare, le chanteur et écrivain constate surtout que, dans l’oeuvre de Bruegel l’Ancien, sa chute ne semble pas avoir perturbé le monde qui l’entoure, personne ne l’a remarqué et tout le monde s’en fiche un peu.  » Le sujet, finalement, ce n’est pas Icare mais ce monde impassible planté dans ce paysage magnifique ! Je connais mal son histoire mais je sais que ce tableau est très connu pour l’envoûtement qu’il produit chez les gens. On le verrait bien dans Sueurs froides, d’Hitchcock.  » Et, rebondissant sur le pouvoir que l’art peut produire sur les hommes, Raphaël paraphrase Audiard :  » L’art, c’est créer un monde et observer comme il fonctionne. C’est aussi une manière de dialoguer avec des personnes mortes depuis 600 ans, en faisant comme si elles étaient toujours là. Un accès direct à la vie de l’esprit.  »

S’il avoue collectionner  » juste deux ou trois trucs comme ça, des artistes vivants, parce que c’est important de soutenir les mouvements de son époque « , il affirme ne ressentir aucunement le besoin de posséder.  » Une belle carte postale d’un tableau, ça me suffit.  » D’autant que si, jeune, la musique lui était indispensable pour vivre, c’est désormais la littérature qui le transporte de bonheur.  » Un peu comme si j’avais vu la Vierge, c’est une révélation !  » En tout cas, elle lui est devenue vitale. Il vient d’ailleurs d’achever son deuxième recueil de nouvelles, qui sortira à l’hiver prochain. Une sortie qui coïncidera avec son tout nouveau projet, un long-métrage dans lequel il dirigera Mélanie Thierry et  » votre compatriote François Damiens « .

 » Plusieurs passions, plusieurs cordes à son arc, chaque expérience artistique en alimente une autre. Ça m’aide aussi à me nourrir ailleurs, quand l’inspiration manque dans un domaine.  » D’ailleurs, là, il vient de terminer son premier documentaire consacré à la célèbre journaliste Florence Aubenas, l’une de ses héroïnes. Heureux, mais conscient que tout peut s’arrêter demain, Raphaël finit par confier sa philosophie de la vie :  » Etre cool comme Robert Mitchum ou Jack Nicholson qui fumerait une clope en regardant le ciel.  »

Alors, il remet son bonnet sur la tête. Et, dans un demi-sourire :  » It’s just a ride.  » Mais un sacré tour.

Odilon Redon (1840 – 1916)

Fils de colon de la Nouvelle-Orléans, il grandit chez son oncle, à Peyrelebade, dans les Landes. Une région faite d’étangs marécageux, de forêts sombres… Un décor qui l’inspirera toute sa vie. Redon est un artiste réticent autant aux études (l’architecture) qu’à l’académisme ambiant. Plutôt rebelle, il épouse une Créole et trace son chemin en toute indépendance entre les Landes et Paris. Au final, des visions étranges, qui empruntent souvent à la littérature fantastique, du mystère et des couleurs. Et la reconnaissance des plus grands artistes de son temps : Bonnard, Gauguin, Cocteau, Debussy, Gide…

Sur le marché de l’art. Redon reste plutôt stable, question investissements (+ 20 % en quinze ans) et plutôt cher : pas mal d’huiles de 500 000 euros jusqu’au-delà du million, quelques-unes en centaines de milliers d’euros, peu en dizaines. Pour les estampes (le gros de son marché) : de 200 à 860 000 euros.

La Fenêtre sur l'île de Bréhat,  Marc Chagall, 1924 (100,5 cm × 73,5 cm).
La Fenêtre sur l’île de Bréhat, Marc Chagall, 1924 (100,5 cm × 73,5 cm).© KUNSTHAUS ZÜRICH, SUISSE

Marc Chagall (1887 – 1985)

Né en Russie dans une famille juive hassidique très religieuse, il débarque à Paris en 1910, se lie d’amitié avec Blaise Cendrars et cohabite avec Modigliani, Soutine et Léger. De passage en Russie, il s’y retrouve coincé par la Révolution et épouse Bella, son amour et sa muse, qui ne cessera jamais d’habiter son oeuvre. Evincé de son poste à l’Académie par Kasimir Malevitch, il retourne à Paris et s’installe définitivement en France. Il y donne naissance à un univers fantastique, mêlant rêves et souvenirs, désirs et utopies. Et que serait l’Opéra Garnier sans son plafond signé Chagall ?

Sur le marché de l’art. L’année 2017 a été particulièrement explosive pour l’artiste, déjà au top : Les Amoureux (1928) ont trouvé acquéreur à plus de 21 millions d’euros tandis qu’un Bouquet de fleurs ne trouvait pas preneur à 300 000. Un peu de tout et, comme toujours, de tout, c’est l’amour que l’amateur préfère.

La Chute d'Icare, 1558, copie d'après Bruegel l'Ancien (73 cm × 112 cm).
La Chute d’Icare, 1558, copie d’après Bruegel l’Ancien (73 cm × 112 cm).© MUSÉE ROYAUX DES BEAUX-ARTS DE BELGIQUE À BRUXELLES – GETTY IMAGES

Bruegel l’Ancien (circa 1525 – 1569)

Les seules choses à peu près certaines que nous connaissons de sa vie : son mariage avec la fille du peintre Coecke van Aelst, sa paternité (ses fils, Bruegel dit  » le Jeune  » et l’autre  » de Velours « ), son installation à Anvers et sa mort à Bruxelles. A une époque où la Renaissance replace l’homme au centre de tout, Bruegel, lui, relègue ses personnages au profit d’une nature grandiose dans laquelle ces derniers semblent presque perdus. Loin des canons de beauté italiens, les hommes qu’il dépeint avec génie sont plutôt empreints des travers humains (sottise, esprit de lucre, vulgaires et grotesques). Loin des dieux, ils ne sont finalement que des hommes de leur temps. Attention : l’original de Paysage avec chute d’Icare est aujourd’hui disparu, nous ne possédons donc que des copies réalisées à la fin du xvie siècle.

Sur le marché de l’art. Pour une oeuvre originale du maître, misez plutôt sur les estampes tant ses dessins et ses tableaux sont rares. Deux ventes ces quinze dernières années : une petite huile sur panneau, de 18 cm de diamètre, en 2002 chez Christie’s, pour 4 677 000 euros et un dessin, Groupe d’arbres avec mule, en 2015, pour 1 269 270 euros. Pour les estampes, de 1 500 à 10 000 euros. Les plus belles jusqu’à 50 000 euros.

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