Edouard Delruelle prend ses distances avec le multiculturalisme

A la veille de la remise du rapport des Assises de l’interculturalité, le 24 septembre, le directeur adjoint du Centre pour l’égalité des chances marque sa différence.

Le Vif/L’Express : Lorsque la Chambre a voté l’interdiction de la burqa, le Centre pour l’égalité des chances s’est démarqué de la Ligue des droits de l’homme, d’Amnesty International ou du Mrax…

Edouard Delruelle : Nous avons aussi émis quelques réserves sur la précipitation, l’absence d’éclairage par le Conseil d’Etat, etc., mais, dans l’ensemble, nous soutenons cette législation. Le Centre pour l’égalité des chances a le devoir de dire quelles sont les conditions les plus favorables pour le vivre-ensemble. Aucun appel à la diversité ne peut justifier une pratique qui est contraire à l’idée que notre ordre public se fait d’un sujet de droit, s’assumant comme personne dans la communication sociale. La possibilité de voir le visage d’autrui dans les conditions où, normalement, on voit le visage d’autrui, est, selon moi, d’ordre public, c’est-à-dire s’impose à tous.

A la fin des années 1980, le commissariat royal à la Politique des immigrés luttait contre les discriminations mais il rappelait aussi les valeurs de la société d’accueil. Le Centre pour l’égalité des chances revient-il à ses fondamentaux ?

Je vais le dire autrement. Dans le sillage du glorieux commissariat royal, le Centre s’est d’abord voué à la lutte contre le racisme. En 2003, ses missions ont changé. Il est devenu une institution publique de lutte contre les discriminations, à l’exception de celles qui touchent au  » genre « , pour lesquelles a été créé l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes. Une autre mission nous a été attribuée au passage : la défense des droits fondamentaux des étrangers et, donc, tout ce qui touche à la migration et l’asile. Sans doute, dans les années 2000, fallait-il frapper fort pour réaliser des avancées dans le domaine de l’antidiscrimination sur la base de l’âge, du handicap, de l’orientation sexuelle, etc. C’est peut-être ce qui a donné le sentiment que le Centre s’alignait sur des revendications particulières. Or ce n’est pas du tout comme ça que nous organisons notre travail ! Maintenant que cette notion d’égalité de traitement est bien installée, le Centre doit retrouver un rôle d’autorité au meilleur sens du terme, c’est-à-dire rappeler un certain nombre de fondements démocratiques et inciter la société à réfléchir de façon rationnelle et dépassionnée.

Le Centre, comme les trois partis de l’olivier, a une position complexe sur la question du voile à l’école. Vous préconisez de laisser un espace de discussion au niveau des deux dernières années du secondaire, alors que 96 % des établissements ont déjà opté pour une interdiction totale…

Pendant longtemps, j’ai été un chaud partisan de l’autonomie des écoles et des administrations, mais ce système a atteint ses limites. D’une part, parce que, dans un contexte de concurrence, les écoles se déterminent les unes par rapport aux autres. Et d’autre part, parce que la Cour européenne des droits de l’homme nous rappelle qu’on ne peut limiter une liberté fondamentale que par une loi. L’interdiction des signes convictionnels dans le cycle primaire et dans le premier, voire les deux premiers cycles du secondaire, fait l’objet d’un large consensus politique. L’on sent bien, y compris dans l’immense majorité de la communauté musulmane, que le foulard n’a rien à faire sur la tête d’une petite fille de 8 ou de 12 ans. La question ne se pose plus dans l’enseignement supérieur, où les jeunes femmes ont atteint l’âge de la majorité. A titre personnel, je n’ai pas de problème avec une interdiction totale dans les écoles secondaires, si celle-ci peut se justifier par un projet éducatif ou par un contexte sociologique particulier. Mais il existe des écoles qui tiennent à leur projet d’ouverture et d’acceptation des signes convictionnels, pour des raisons également valables : on incite les jeunes à réfléchir, à discuter, à assumer leurs engagements… Dès lors, la future législation devrait permettre aux écoles de continuer à faire leur choix, mais en l’appuyant sur une base juridique solide et après une réflexion pédagogique approfondie et transparente.

Une fois de plus, le débat politique aura été reporté…

On a encore un an, mais ne tardons pas ! Les écoles ont besoin qu’on les soutienne, et qu’une parole forte émane du parlement de la Communauté française. Même chose pour les services publics. Les lois, décrets et ordonnances se réclament de la neutralité de l’Etat (ne pas faire de prosélytisme, traiter chacun sur pied d’égalité…) mais ils ne disent rien sur l’apparence de neutralité. Je ne trouverais pas scandaleux que l’on restreigne une liberté fondamentale – la liberté d’expression – pour les agents des services publics. Cela permettrait de remettre l’accent sur la neutralité, y compris politique, dans la fonction publique. Les partis politiques démocratiques y sont largement favorables mais il reste des points d’achoppement. Une telle mesure devrait-elle concerner tous les fonctionnaires, les fonctionnaires en contact avec le public ou les fonctionnaires qui ont autorité sur le public (enseignants, assistants sociaux, policiers…) ? Cette dernière solution me paraît, à titre personnel, la plus équilibrée et la plus proportionnée. Il est sain que les actes d’autorité, qui témoignent de la spécificité du rôle de l’Etat, soient rendus dans la plus grande impartialité et dans la plus grande apparence d’impartialité.

En 2004, la Commission du dialogue interculturel, dont vous étiez le rapporteur, a plaidé pour une reconnaissance des  » groupes culturels « . Etes-vous toujours sur cette ligne ?

Dans le contexte de l’après 11-Septembre et de l’assassinat de Theo van Gogh [ NDLR : réalisateur néerlandais assassiné en novembre 2004 à Amsterdam par un extrémiste islamiste], il fallait envoyer un message positif aux minorités culturelles, et aux musulmans en particulier. C’était une reconnaissance symbolique, pas juridique, d’aucune manière.

Les accommodements raisonnables permettent de donner des droits différents à des groupes particuliers. Qu’en pensez-vous ?

Je sais que certains [ NDLR : entre autres, Radouane Bouhlal, l’un des animateurs des Assises de l’interculturalité, initiées par la vice-Première ministre CDH Joëlle Milquet] sont partisans de changer la loi antidiscrimination pour y ajouter l’obligation de l’accommodement raisonnable en matière culturelle et religieuse, sur le modèle de ce qui existe dans la loi anti-discrimination en matière de handicap. Mais c’est vraiment ne rien comprendre à la notion d’accommodement raisonnable ! Les convictions relèvent du choix personnel, alors que le handicap n’a pas été voulu. La loi antidiscrimination n’est pas faite pour promouvoir les religions ou négocier la diversité culturelle dans notre société ; ça, c’est la responsabilité de tous. Et l’on n’y arrivera que par la négociation et un travail volontaire de chacun d’entre nous. Les entreprises, par exemple, ont tous les instruments nécessaires, en gestion des ressources humaines, pour arriver, avec l’aide du Centre ou d’autres si besoin est, à une solution adulte et de bon sens, lorsque des demandes de dérogation à la règle commune s’expriment. La Belgique a plutôt travaillé comme cela jusqu’à présent et elle doit continuer à le faire. Il faut un petit peu en rabattre avec l’idéologie de la reconnaissance, car reconnaître quelqu’un dans sa différence, c’est le reconnaître dans son identité, laquelle exclut souvent les autres. C’est la mise en commun, la participation égale de tous, par-delà les différences, dans la même entreprise, le même quartier, le même club sportif, qui est plus difficile à réaliser.

ENTRETIEN : MARIE-CéCILE ROYEN

 » Je sais que certains sont partisans de changer la loi anti-discrimination « 

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