Rejeté de nos régions il y a cinq siècles, le » modèle protestant » y fait un retour en force via l’économie. » Longtemps épargnée par la mondialisation, l’Europe latine est désormais bousculée par le capitalisme anglo-saxon « , constate Bruno Colmant, président de la Bourse de Bruxelles.
A la fois président d’Euronext Brussels et membre du comité de direction de la Bourse de New York, Bruno Colmant est un bon connaisseur du système capitaliste anglo-saxon. Un modèle qu’il avoue admirer, même s’il est, avec la crise financière, de plus en plus contesté. » Chassée de nos régions, la Réforme y a à jamais perdu la partie sur le plan théologique, remarque-t-il. Mais, cinq siècles plus tard, son message fait un come-back fracassant via l’économie de marché. Les sociétés latines, touchées par le souffle de Calvin, peinent à appréhender le capitalisme anglo-saxon et la mondialisation. » Docteur en économie appliquée de l’ULB, Colmant s’intéresse avant tout au filigrane religieux qui transparaît derrière ce modèle (1).
» Premier constat : le centre de gravité financier et mercantile occidental se situe, de nos jours, aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne, trois pays réformés, rappelle-t-il. New York, Londres et Francfort sont les trois principales places boursières à l’Ouest. De même, le secteur de l’assurance, qui fonde le partage des risques, s’est développé dans des communautés maritimes protestantes, surtout britanniques. L’Europe latine est désormais immergée dans le capitalisme anglo-saxon. Ce changement de modèle affecte la trame de nos valeurs collectives. «
» Nos pays ont souffert du départ des protestants «
Il y a cinq siècles, les luttes confessionnelles ont déchiré l’Europe. A la Réforme diffusée par Luther et Calvin, l’Eglise catholique a répliqué fermement lors du concile de Trente. La polarisation religieuse s’est traduite par des persécutions et des flux migratoires vers les pays à dominante protestante. » L’installation en Hollande, en Angleterre, en Scandinavie et aux Etats-Unis de commerçants, d’artisans ou de scientifiques animés par l’esprit de survie y a suscité un essor économique sans précédent, rappelle Colmant. Dans le même temps, les pays catholiques, plombés par ces départs, ont connu l’immobilisme. Avec leurs sociétés essentiellement agricoles, ils ont conservé un mode de vie plus contemplatif. En terres protestantes, en revanche, on s’est détaché des cycles de la nature pour se tourner vers le développement industriel. «
Les pratiques pastorales ont-elles influencé les prédispositions mentales à l’égard de l’économie de marché ? L’empreinte catholique a-t-elle entretenu un esprit de défiance envers le capitalisme ? Les inventeurs du protestantisme peuvent-ils être considérés comme les prophètes de la mondialisation et de l’effacement du rôle protecteur de l’Etat ? A toutes ces questions Colmant n’hésite pas à répondre par l’affirmative : » Nos communautés latines, pourtant de plus en plus séculières, subissent aujourd’hui les effets collatéraux de la Réforme, qui les avaient épargnées au xvie siècle. «
Un rapport déculpabilisé à l’argent
Les valeurs économiques réputées » protestantes » sont bien connues : la confiance accordée au travail, un rapport déculpabilisé à l’argent et à l’enrichissement personnel, l’acceptation de l’aléa… » Le protestantisme introduit un principe permanent de transformation et une plasticité favorable au changement, explique l’économiste. Dans nos sociétés latines, on se focalise sur la réglementation. Dans les pays anglo-saxons, on invoque la régulation du commerce. Réglementation contre régulation : cette sémantique marque l’opposition entre une observation scrupuleuse des préceptes ecclésiastiques catholiques et l’obéissance protestante d’un individu à sa vocation. Dans les communautés réformées, la Providence est écartée : chaque homme doit suivre son chemin selon ses propres découvertes. «
Le » modèle » hérité de Calvin serait donc, d’après Colmant, source de progrès. Il valorise l’humilité d’être confronté, à tout moment, à un meilleur concept ou procédé imaginé par un concurrent. Ces particularités s’appliquent notamment au monde des affaires : » Les Anglo-Saxons débattent en permanence du fonctionnement de l’entreprise et des principes de gestion, constate le président de la Bourse de Bruxelles, ex-administrateur délégué d’ING Belgique et ancien chef de cabinet du ministre libéral des Finances Didier Reynders. Dans cette logique, il n’y a pas de réussite postulée, mais plutôt des succès précaires. Ils doivent sans cesse être démontrés et soumis à nouveau au risque, notamment par le réinvestissement des profits. Mobile et tourné vers l’avenir, le modèle anglo-saxon est plus efficace que celui de nos sociétés latines, car il admet les erreurs. Mais le modèle latin n’est pas pour autant disqualifié : il est plus stable, d’autant que beaucoup d’entreprises sont fondées sur un actionnariat familial. «
Pour Weber, le capitalisme est issu de la Réforme
Catholiques et protestants n’ont, en outre, pas le même rapport au temps. » Nul n’est maître du temps, excepté Dieu « , proclamait le magistère de l’Eglise, opposé au principe du prêt à intérêt, donc à l’enrichissement au fil du temps. » Le temps, c’est de l’argent « , répliqueront les protestants. » En autorisant le prêt à intérêt, la Réforme de Calvin a désacralisé le temps « , indique Colmant.
Cette question renvoie à la vieille thèse de Max Weber, auteur de L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, une des £uvres fondatrices de la sociologie moderne (1904-1905). Weber a cherché à démonter que l’esprit du capitalisme est issu du protestantisme ascétique et puritain. Sa théorie a rencontré, dès sa sortie, de nombreuses critiques. Certains lui ont fait remarquer que Genève sous Calvin n’est pas vraiment une référence en matière de modernisation économique. L’historien français Fernand Braudel, lui, assure que l’esprit du capitalisme est déjà présent à la Renaissance, voire au Moyen Age dans les grandes villes italiennes catholiques.
Colmant estime toutefois que le point de vue de Weber trouve un regain d’actualité dans le contexte de la mondialisation de l’économie. » Le catholicisme est fondé sur la repentance, qui ramène aux fautes passées, explique-t-il. Alors que le culte réformé est, pour partie, basé sur la notion de prédestination, qui exige une preuve par le futur : il convient de confirmer par le travail que l’on est à la hauteur de la destinée prévue par Dieu. «
» Le discours de Sarkozy ne touche pas les Américains «
Ces constatations et rétrospectives sont-elles encore pertinentes, alors que l’économie de marché s’est largement éloignée de l’ascèse protestante ? Peut-on réellement combiner le reliquat d’une attitude vieille de cinq siècles au modèle anglo-saxon actuel, en ces temps qui voient la piété chrétienne s’étioler dans presque toute l’Europe ? » Il serait présomptueux de répondre de manière définitive à ces questions, admet Colmant. Mais, à mon sens, le clivage entre les deux mondes est réel. Ne voit-on pas l’appel de Nicolas Sarkozy en faveur d’une moralisation du capitalisme laisser les Anglo-Saxons indifférents ? Pour les Américains, l’éclatement de la bulle financière n’est pas le Jugement dernier. Le krach boursier et la crise économique sont, dans leur esprit, des égarements temporaires, des événements de marché. Nous cherchons des responsables à punir, eux se projettent déjà dans le futur, en héritiers de Calvin et des siens. «
(1) Bruno Colmant est l’auteur de Economie européenne : l’influence des religions, publié en septembre dernier chez Anthemis.
Olivier Rogeau