» Du chaos peut naître une nouvelle Amérique « 

C’est un homme qui se supporte à peine. Un survivant de lui-même, hanté par les cauchemars de ses parents, rescapés d’Auschwitz. De cette douleur inguérissable, il a tiré Maus, son chef-d’ouvre, dialogue en bande dessinée entre un vieil homme tourmenté et son fils, marqué au fer rouge par une enfance aux marches de la folie. Depuis, Art Spiegelman, pilier de la BD underground, poursuit une carrière singulière et novatrice, grattant de son crayon rageur les plaies de l’Amérique. Il vient de publier Be a Nose, un ensemble de carnets de croquis (Casterman). Cigarette après cigarette, l’homme enfume le chagrin dont l’artiste extrait sa sève. Il est aimable et drôle. Désespéré, en somme.

Le Vif/L’Express : Vous publiez Be a Nose, dont le contenu est très hétérogène : esquisses, pages déchirées, réflexions mêlées à des brouillons. Faut-il y voir une fenêtre ouverte sur votre inconscient ? Une nouvelle pièce de votre puzzle autobiographique ? Ou un bel objet de curiosité ?

> Art Spiegelman : J’aime l’idée que ce soit un objet. Mais c’est aussi un laboratoire. Habituellement, avant d’achever un dessin, je fais beaucoup d’essais. Dans mes carnets, au contraire, j’enchaîne un dessin après l’autre, sans jamais faire deux fois le même. Je me sens plus vulnérable en les montrant. A les relire, je me rends aussi compte que je dois être vraiment difficile à supporter pour les autres. Moi-même, je n’y parviens déjà pas !

Ces carnets datent de 1979, 1983 et 2007. Pourquoi ces trois-là ?

>Ils témoignent d’époques importantes : l’un date du temps où je dessinais des comics alternatifs, un autre de l’époque de Maus, le troisième est postérieur au 11 septembre. Je les ai choisis parce qu’ils sont à peu près remplis. En réalité, j’en ai très peu. Quand j’en commence un avec un dessin qui me plaît, j’ai la hantise de gâcher cette belle page avec un truc plus médiocre. Ou alors, au contraire, je n’ai pas envie de continuer quand j’ai débuté avec deux ou trois croquis ratés. Quand mon éditeur américain m’a proposé de publier des esquisses, j’aurais pu aussi lui proposer une boîte pleine de reproductions de factures, mais je les destinais plutôt à la poubelle !

Vous n’êtes donc plus un dessinateur compulsif ?

>Depuis que j’utilise Internet, je dessine beaucoup moins au téléphoneà Surtout, je n’aime pas tellement mes dessins. Je les trouve très laids ! Malgré tout, et surtout malgré moi, il semble que je m’améliore à force de persévérance. Comme un singe savant qui répète toujours la même tâche.

Pourquoi continuer à dessiner, si c’est tellement douloureux ?

>C’est difficile, mais nécessaire. Je ne connais pas de médium plus efficace que la bande dessinée pour m’exprimer. C’est mon langage, ma façon de formuler mes idées, à la fois en mots et en images.

C’est cette difficulté qui fait de vous un auteur plutôt rare ?

>Il n’y a rien de plus compliqué à faire qu’une bande dessinée. C’est infiniment plus simple de produire un texte, ou une image unique pour une illustration ou une couverture de magazine. En plus, la muse de la bande dessinée est très demandée ces temps-cià

Vous n’avez jamais publié d’£uvre de fiction. Vous n’en avez pas envie ?

>J’aimerais y arriver. Vraiment. J’essaie de temps en temps, mais cela ne marche pas.  » Dieu est dans les détails « , comme disait Mies Van der Rohe ( NDLR : célèbre architecte allemand du courant Style international auquel on doit notamment le célèbre Seagram building de Chicago). Je commence une histoire en me disant :  » Ça se passe dans un hôtel à Marseille  » et aussitôt mon cerveau se demande :  » Et pourquoi pas dans un motel à Chicago ?  » Je m’égare très vite dans les mensonges. C’est vraiment compliqué de créer une fiction crédible. Alors qu’on parvient très aisément à mentir lorsqu’on commence à raconter la vérité. Quand je me frotte à la fiction, j’ai du mal à croire en ce que j’invente. Chaque fois, je transperce le voile et ça devient de la méta-fiction : je me retrouve, une fois de plus, à parler de mon univers limité, parce que c’est encore ce que je connais le mieux. Mais si vous demandez à Françoise ( NDLR : Françoise Mouly, son épouse) ce qu’elle en pense, elle vous dira que tout est inventé !

Qu’est ce qui vous inspire ?

>Si je me sens bien, ce qui est rare, je n’ai aucune envie de faire une bande dessinée sur la beauté de la nature humaine. En revanche, quand quelque chose me choque ou me dérange, ça vient tout seul.  » Pour obtenir une perle, il faut commencer par une irritation  » : voilà un vieux cliché qui me va parfaitement bien.

Comme une catharsis ?

>Le processus est très proche de celui du rêve. Dans un dessin de Breakdowns, on me voit offrir à mon fils une boîte contenant un monstre, qui représente mon héritage, le poids de ma culpabilité. Voilà : ce n’est pas un travail de journaliste, c’est une façon de donner du sens à des événements ou à des émotions chaotiques.

De l’ordre de la psychothérapie ?

>En beaucoup moins cher ! L’autre grande différence, c’est que la psychanalyse consiste à recracher des choses, tandis que mon travailà J’ai bien peur que faire de la bande dessinée revienne plutôt à ravaler mon propre vomi ! Désolé, je ne trouve pas de métaphore plus jolie.

Un peu plus d’un an après le 11 septembre 2001, vous avez claqué la porte du New Yorker (NDLR : dont Françoise Mouly est directrice artistique). Que retirez-vous de cette rupture ?

>J’ai vécu ce départ comme une grande opportunité d’exercer mon métier en toute liberté. J’ai pu dessiner les planches d’A l’ombre des tours mortes sans autre intervention que la mienne.

Les humoristes américains prétendent que l’élection de Barack Obama les a mis au chômage. Qu’en est-il des dessinateurs de presse ?

>N’exagérons rien : il nous reste quand même une guerre en Irak, une autre en Afghanistan, la situation en Iranà Pour le reste, on verra bien. La presse américaine soigne une grosse gueule de bois après huit années de mystifications. On a vécu dans le silence puis dans la négation de la réalité. Un mensonge après l’autre, et encore un autreà On peut seulement espérer que les journalistes seront dorénavant un peu plus attentifs. Cela dit, la presse est une bête impatiente. Dernièrement, elle s’est emballée sur un scandale majeur : les bras nus de Michelle Obama sur sa photo officielleà Très choquant !

Concrètement, qu’est-ce qui vous semble avoir changé avec l’arrivée d’Obama ?

>D’abord, cela fait plaisir d’avoir à la tête de ce pays un homme qui n’est pas un clown. On a choisi un président qui regarde la réalité en face et se refuse à tomber dans le mythe ou les faux espoirs. C’est très salutaire. Obama incarne une espérance, notamment chez ceux qui ne sont pas des hommes blancs des classes moyennes et supérieures. Cela aussi, c’est nouveau. Mais, pour tout le monde, c’est un peu  » wait and see « . Il est en fonction depuis seulement cinq mois dans un pays qui a été méticuleusement démantibulé depuis plus de huit ans. Si nous ne voulons pas être déçus, il va falloir lui laisser du temps.

Cette élection cicatrise-t-elle la blessure ouverte par l’effondrement des tours du World Trade Center ?

>Disons que le traumatisme est en voie de rémission. La crise change encore la donne. Le World Trade Center représentait la capitale du capitalisme. Ce qui vient de tomber, ce ne sont plus seulement les bâtiments, c’est le capitalisme lui-même. Cette fois, les tours ont disparu corps et biens, et je ne pense pas que les New-Yorkais se préoccupent vraiment de ce qu’on construira à leur place. D’une certaine façon, je pense que la crise est salutaire. Ce mode de vie était irrationnel, il fallait que ça s’arrête. De ce chaos peut naître une nouvelle Amérique. Bien sûr, je ne me réjouis pas que des gens se retrouvent au chômage. Mais on a l’occasion de construire quelque chose de nouveau. Arrêter de vivre à crédit, investir dans la santé, l’éducation. Acheter de plus petites voitures, fabriquer des choses qui durent plus longtemps. Voilà peut-être les conditions d’un bonheur à plus long terme. Les excès des décennies passées forcent à l’austérité.  » Less is more  » (le moins est le plus), comme disait aussi Mies Van der Rohe !

Comment cela ?

>Il y a de bons côtés à la crise : les programmes immobiliers de luxe, tous ces grands immeubles hors de prix en chantier à SoHo, sont aujourd’hui bloqués. Les gens qui n’ont pas d’argent vont peut-être pouvoir revenir vivre à New York et rendre à cette ville son aura de capitale culturelle.

Elle l’avait perdue ?

>C’était devenu la culture du capital. Tout y est trop cher. Les jeunes artistes n’ont pas assez d’argent pour visiter des musées à 20 dollars l’entrée. Cela dit, pour moi, la culture sort de l’underground. Tous les arts sont mineurs. Sauf le cinéma, qui n’est pas de l’art du tout ! En général.

New York était aussi la Babylone de la bande dessinée américaine, le creuset des comics. Est-ce encore le cas ?

>Historiquement, c’est surtout la capitale de la bande dessinée commerciale, publiée dans les grands journaux au début du xxe siècle puis dans les périodiques au cours des années 1940 et 1950. Mais, aujourd’hui, les meilleurs dessinateurs sont à Seattle, à Chicago, dans des petites villes du Sud où la vie est moins chère qu’à New York. Grâce à Internet, on peut faire de la BD n’importe où !

Et vous, n’avez-vous jamais eu la tentation de vivre ailleurs qu’à New York ?

>New York est au centre de mon esprit, mais je vis comme ces vieux juifs reclus dans leur ghetto du Lower East Side. Je ne pratique plus la ville comme autrefois. Pourtant, même cloîtré dans mon bureau, j’ai besoin de savoir qu’en un coup de métro je peux me retrouver où je veux. Cela dit, une chose m’a surpris : il y a quelques années, on a acheté une cabane dans les bois, dans le Connecticut. J’imaginais être une créature trop urbaine pour ce genre de plaisirs, mais j’y ai découvert un bonheur très rousseauiste. La différence entre Jean-Jacques et moi, c’est Internet. Pas de forêt sans Wi-Fi !

Vous semblez très au fait des nouvelles technologiesà

>Ce qui se passe avec Internet et le numérique est un bouleversement aussi radical et profond que l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Cela change la manière dont on pense, la façon dont notre cerveau est structuré. J’aime beaucoup ces vieilles choses que sont les livres, mais je suis aussi très excité d’essayer des techniques nouvelles. Comme avec ces livres pour enfants réalisés avec Françoise, composés en partie à la main, et pour le reste directement sur Photoshop.

Qu’est-ce qui change ?

>Avec l’ordinateur, on peut essayer, corriger, revenir indéfiniment sur son travail. Les possibilités sont extraordinaires. Au temps de Maus, j’ai gardé des esquisses dignes d’être exposées au musée Dubuffet, des trucs de malade mental où je recopiais des dizaines de fois quasiment la même phrase en changeant juste un mot ou la largeur des lettres pour trouver l’encombrement parfait. C’est formidable de gâcher moins de temps sur ces détails, de pouvoir se concentrer sur les vrais problèmes.

On n’y perd rien ?

>Si : mes lunettes pour lire. Comme je les ôte pour travailler sur l’écran, je passe ma vie à leur courir après !

Sérieusement ?

>L’ordinateur ne parviendra jamais à rendre un trait aussi fébrile que la main humaine. Et il y a le problème des originaux : dernièrement, j’ai réalisé une sérigraphie pour un grand groupe italien, qui voulait acheter l’original. Comme j’avais tout fait à l’ordinateur, il n’y en avait pas ! J’ai dû dessiner l' » original  » après coup. Dans le futur, même une liste de courses deviendra une pièce de musée, pourvu qu’elle soit écrite à la main ! l

Propos recueillis par marion festraëts photos : stéphane beaujean

 » Le dessin est ma façon de donner du sens à des événements ou à des émotions « 

 » Les gens qui n’ont pas d’argent vont pouvoir revenir à new york et lui redonner son aura de capitale culturelle « 

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