Du beau au morbide

Guy Gilsoul Journaliste

Parfois, le rapport entre le corps et soi déraille. Une exposition entremêlant l’histoire, l’anthropologie, la médecine et l’art éclaire d’un jour neuf le phénomène de l’anorexie.

Quel est le rapport entre la belle Sissi et Catherine de Sienne ? La silhouette de l’impératrice autrichienne (1,72 m et moins de 50 kilos) incarna l’idéal de la femme des premières années du xxe siècle. La maigreur de la religieuse italienne du xiiie siècle lui valut la canonisation. A première vue, donc, rien. Sauf, leur volonté commune d’adapter leur apparence à un désir. En final, d’être le corps qu’elles exhibent. Or, à l’heure de tous les possibles médicaux (choix de la forme du nez, des lèvres, des seins…), la question méritait bien une messe. La voilà. Car la maigreur recherchée est un phénomène ancien, religieux parfois, idéologique souvent.

Mais l’exposition prend appui sur un acte quotidien dont l’interprétation est loin d’être accessoire : manger. Ou être mangé. Au Moyen Age, quand la disette était plus courante que l’opulence, le refus de nourriture aurait pu être scandaleux. Pour certaines religieuses pourtant, il s’agissait avant tout d’une ascèse grâce à laquelle leur corps, peu à peu, laissait place à l’éthéré spirituel. Un peu d’eau, du sel, du pain, une fois par jour ou moins encore suffisait à leur survie. Parfois même, une seule hostie quotidienne. Leur maigreur fascina en même temps que le débordement d’activités dont témoignaient leurs journées. On en fit des saintes. D’autres y virent l’£uvre du malin. Au xvie siècle, on exhiba ainsi des  » squelettes vivants  » sur les places publiques. L’anorexie sacrée n’était plus à la mode.

Parallèlement se dessinait l’idéal de la beauté féminine, fruit cette fois des gourmandises masculines. L’image de la femme du Moyen Age, fort maternelle, surenchérit sur l’importance du ventre. Le xviie siècle préfère valoriser d’autres parties du corps comme les cuisses et la poitrine. Et c’est encore cette dernière que les silhouettes en sablier, soumises au régime du corset, exaltent à la fin du xixe siècle. C’était le temps des portraits photographiques. Ce n’est pas un hasard si, au même moment, le miroir cesse d’être un accessoire décoratif pour devenir un outil indispensable à tout intérieur bourgeois. De même, dans les rues, on voit de plus en plus de balances publiques. On se pèse. On se mesure. On se juge. Et gare à celles qui ne se conforment pas à une moyenne qui sera, dès le milieu du xixe siècle, calculée selon des critères scientifiques. Ceux-là mêmes encore en usage !

En 1863, un entrepreneur de pompes funèbres anglais (William Banting) publie ainsi le premier ouvrage consacré aux régimes amaigrissants. Ils vont se multiplier. Des recettes entre amies (boire du vinaigre) aux conseils malins (supprimer les féculents), chacun détient le secret. Mais voilà, maigrir a aussi un prix. Quelques années plus tard, un neurologue américain tire la sonnette d’alarme. La maigreur entraîne la neurasthénie. D’où son conseil : une cure… d’engraissement. D’autres études suivront. On parle bientôt d’anorexie hystérique. Et déjà, on ne réduit plus le phénomène à la seule réduction de l’alimentation mais à ses expressions annexes : le besoin de mouvement, l’absence de conscience de la maladie, le refus de sexualité et de maturité, la peur du jugement. Dans les années 1930, le ton est à la silhouette filiforme. Depuis, la surenchère est de mise au rythme des modes et plus récemment des progrès de la médecine et de la chirurgie. Désormais, chacune peut avoir le corps de ses rêves. Mieux : chacune DOIT avoir le corps de ses rêves. Ou de ses cauchemars. Et pour le dire, parmi les artistes actuels, Cindy Sherman, Vanessa Beecroft, John Isaacs, Frans Goodman, Michaela Spigel…

Le Corps imposant, musée du Dr Guislain, Guislainstraat, à Gand. Du 9 octobre au 8 mai. Du mardi au vendredi, de 9 à 17 heures ; le samedi et le dimanche, de 13 à 17 heures. www.museumdrguislain.be

GUY GILSOUL

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