Il n’y aura pas d’augmentations salariales, hors indexation, l’année prochaine. Les travailleurs épongeront donc la crise, alors que le poids des salaires dans l’économie n’a cessé de baisser, depuis 1981, au profit de celui des revenus des capitaux.
Les responsables politiques ont, espérons-le, évité le krach des banques. Mais n’ont-ils pas, par la même occasion, précipité un krach social ? Ils ont sorti plus d’une dizaine de milliards d’euros de leur chapeau pour sauver les banques. Mais, déjà, le patronat avertit : il n’y aura pas d’augmentation salariale en 2009-2010. Ce même patronat qui se rebiffe contre l’idée d’une législation limitant les parachutes dorés ! Comment éviter la conflagration entre, par exemple, les travailleurs d’Ikea et de Carrefour qui font grève parce qu’on veut revoir leurs conditions salariales à la baisse, et leur direction qui mène le combat contre le droit de grève ? A peine caricaturé, le discours des responsables politiques donne à peu près ceci : » Il fallait sauver les banques, et il faut à présent faire ceinture car le budget va mal. » La position des patrons ? » Les carnets de commandes se vident ; si l’on veut préserver l’emploi, il faut davantage de flexibilité et un coût salarial réduit. » En revanche, quand on les interroge sur les parachutes dorés des dirigeants d’entreprises cotées en Bourse, ces mêmes patrons répondent que » légiférer sur les préavis des seuls patrons ( NDLR : sans se pencher également sur ceux des simples employés) serait discriminatoire » ! Difficile de ne pas résumer cela en une petite phrase provocatrice : » De l’argent pour les riches, et rien pour les autres « …
La crise financière a bon dos. Les dirigeants des entreprises wallonnes actives dans le secteur énergétique (Sédilec, Elia, Indexis, Fluxis, etc.) ne l’ont pas attendue, cette crise, pour imposer un régime de deux poids, deux mesures à leur personnel. Les travailleurs engagés après 2002 perçoivent un salaire inférieur de 30 % à celui de leurs aînés, sans compter leur système d’évaluation, lui aussi nettement moins favorable. Au nouveau Carrefour de Bruges, les 150 employés seront moins bien rémunérés que les autres travailleurs du groupe, en tout cas lorsqu’ils travailleront le dimanche, ce qui sera souvent le cas dans cette région touristique. Là aussi, les patrons invoquent la » crise « , avec une certaine mauvaise foi : » Cent cinquante emplois qui se créent, en période de récession, cela ne devrait pas être sujet à critiques. » Chez Arcelor, on ferme des hauts-fourneaux, on réduit la production et on met les ouvriers au chômage technique. Parce qu’il n’y a pas de commandes, ou pour maintenir les prix de l’acier à un niveau acceptable ? Plusieurs noms viennent s’ajouter, chaque semaine, à la liste des entreprises pour qui la crise ressemble furieusement à un effet d’aubaine.
Ceinture pour tous
Evidemment, les salariés trouvent ça gonflé. Et ils n’ont pas tort. Certes, le salaire moyen brut a augmenté, ces dernières années. En cause, surtout ? L’inflation (l’indice-santé, qui sert de base à l’indexation des salaires, a crû de 6,1 % entre 2003 et 2006), ainsi que des hausses salariales dans certains secteurs professionnels. En particulier, ainsi que vient de le révéler l’Institut national de statistique (INS), dans l’habillement et le textile, la finance (!), les assurances et le recyclage. Et pourtant… Au cours des dernières décennies, les revenus du travail ont baissé sérieusement par rapport à d’autres revenus. Même le Fonds monétaire international (FMI), qu’on ne peut taxer de gauchisme, indique que la part de la richesse occidentale qui va aux salaires a considérablement chuté ces dernières années, contractant ainsi la consommation. La Belgique ne fait évidemment pas exception à la règle. En 1981, les salaires pesaient pour 67 % dans l’économie marchande. En 2006, leur poids dépassait à peine les 58 % : une perte de près de dix points ! ( voir infographie ci-contre ). Cela dit, les évolutions récentes semblent montrer que la situation relative des salariés ne se dégrade plus, mais se stabilise à un niveau moins favorable qu’au cours des » belles années « .
Mais au profit de qui les salariés ont-ils vu leur part de la création de richesse se réduire au fil du temps ? Mais au profit des détenteurs des capitaux et des actionnaires, pardi ! Tous les économistes, et tous les responsables politiques, nationaux et internationaux, ont constaté cette perte de vitesse des salaires dans la production de valeur ajoutée. Sans s’émouvoir. Seuls quelques-uns, parmi les meilleurs connaisseurs du marché, ont osé un cri d’alarme et clamé que cette dépression générale du pouvoir d’achat serait suicidaire à terme. Nous y voilà. La bulle financière a explosé, et le monde atterré a réalisé que les revenus des capitaux n’étaient nullement attachés à de réels investissements, mais bien à une folle spéculation. Quand une entreprise consacre ses bénéfices à racheter ses propres actions pour les faire monter dans l’intérêt des actionnaires plutôt qu’à procéder à des investissements ou à choyer ses employés, c’est le monde économique à l’envers.
Les années 2007 et 2008, celles des ratés de la Bourse, auront sans doute contribué à renforcer le poids des salaires dans l’économie, puisque celui des dividendes fous, reposant sur du vent, a fait le plongeon. Les courbes tendancielles redeviennent donc plus » morales « . L’ennui, c’est que cette crise érodera le pouvoir d’achat de tout le monde. Celui des actionnaires, certes, mais aussi des travailleurs : les patrons rechigneront plus que jamais à recourir aux heures supplémentaires, à payer des primes spéciales et à octroyer des augmentations de salaire. Le malheur des uns ne faisant malheureusement pas le bonheur des autres…l
Isabelle Philippon