Deux Flamands en Chine

Bernard Roisin Journaliste

Dans son dernier roman, Esclaves heureux, Tom Lanoye imagine deux homonymes compatriotes que tout sépare, y compris la distance physique, et qui finissent par fusionner en Chine. Picaresque et grave, cruel et touchant, d’un réalisme fantastique… Bref, une peinture flamande.

Alors qu’à Buenos Aires, dans une chambre miteuse, Tony Hanssen lutine consciencieusement une vieille Chinoise richissime et bagousée, son homonyme, l’oeil dans le viseur, s’apprête à abattre illégalement un rhinocéros au milieu d’un parc sud-africain : une petite mort, en regard, à distance, d’une autre plus grande. Elles déboucheront toutes deux sur un homicide, volontaire ou pas.

Inéluctablement, les chemins des deux Tony, ces deux Flamands, dont l’un est  » rose « , ancien serveur et gigolo sur les paquebots, l’autre vieux jeune loup de la finance qui a, lui aussi, baisé tout le monde en braconnant, vont finir par se croiser. Voire se confronter en Chine, nouvel Eldorado auquel fait face un Occident en déclin. Sorte de double négatif – le raté et le gagneur, le timoré et le fat -, les deux Hanssen fusionneront-ils dans une même entité, voire identité ?

Un réalisme implacable à la Tom Wolfe

Quiconque aurait du mal avec la littérature flamande peut se plonger avec délectation dans le nouveau roman de Tom Lanoye au style imagé, picaresque et surtout drôle :  » Et ça faisait si longtemps qu’il errait, ça faisait des mois qu’il se languissait de sa villa à Wolvertem, avec ses lignes claires et dures, son élégance architecturale parfaitement intégrée dans un cadre qui avait cessé d’être champêtre, mais où la vue portait encore loin. Sain et vert mais jamais menaçant ce paysage. En ce moment-ci il pourrait être assis là-bas sur sa terrasse aux parois vitrées ouvertes sur la vue plein sud dans un fauteuil dessiné par Maarten Van Severen, à côté d’une table de salon assortie, sur laquelle trôneraient un verre de bière Gouden Carolus et des raviers pleins de blocs de fromage la Vache qui Rit et de petites tranches de saucisson.  »

Il est sans doute cliché de citer Hugo Claus à son endroit, dans sa description narquoise de l’univers minuscule du petit bourgeois flamand touchant et ridicule, mais la verve de Tom Lanoye, sa cruauté sardonique, sa gravité sous-jacente, son sens des images, sa poésie parfois, rappelle immanquablement le grand maître des lettres flamandes, entre autres par ce petit décalage parfois fantastique que l’on observait aussi chez l’auteur du Chagrin des Belges. D’autant que Lanoye est traduit par le même Alain van Crugten et qu’il fait preuve de la même lucidité quant au monde qui l’entoure. S’ajoute chez lui un réalisme implacable à la Tom Wolfe :  » Les journaux en tant que tels n’existaient plus, le journalisme en avait disparu au profit d’un podium plein de commentaires provocateurs, un casino, une comédie pimentée d’insultes en série. Dans cette mêlée, les économistes étaient devenus, à l’étonnement général, les indispensables stars médiatiques, les Cassandre les plus recherchées, les pin-up intellectuelles de leur époque.  »

Un côté terre-à-terre de Flandre, qui heureusement souvent décolle et déconne dans le récit de ces tribulations de deux Flamands en Chine, où ils sont traités en vulgaires… péquins.

Esclaves heureux, par Tom Lanoye, éd. de La Différence, 350 p.

Bernard Roisin

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