Des urnes dans les ruines

Séisme, ouragan, choléra… Malgré les fléaux qui l’accablent, l’ancienne perle des Antilles s’apprête à se choisir un président et à renouveler son Parlement. Pour une population naufragée, ce scrutin ne changera rien à l’immense chantier de la reconstruction.

DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

Et après, quoi ? Quel fléau ? Que manque-t-il à Haïti pour achever le tour complet du malheur ? Un tsunami ? Une invasion de criquets pèlerins ? Un déluge de météorites ? Pour le seul exercice 2010, cette moitié d’île miséreuse des Caraïbes, jadis tenue pour la perle des Antilles, aura eu droit au terrible tremblement de terre du 12 janvier – 250 000 morts, 1,3 million de sans-abri – à une épidémie meurtrière de choléra, apparue dans le centre à la mi-octobre avant de ravager le nord-ouest et de gagner Port-au-Prince (voir l’encadré), puis, voilà dix jours, au passage de l’ouragan Tomas, dont on s’étonne qu’il ait épargné, pour l’essentiel, la capitale.

Pour autant, pas plus que les cataclysmes, la  » bombe K  » – K comme kolera, K comme kriz, écrit à la Une le quotidien Le Nouvelliste – n’ébranle le calendrier électoral. Sauf revirement, les électeurs, du moins les rescapés munis de leur  » carte d’identification « , seront invités le 28 novembre à choisir un président parmi les 19 prétendants homologués, et à élire 11 sénateurs – soit le tiers de la Chambre haute – et 99 députés. Dans la capitale, au gré des artères défoncées, les images s’entrechoquent. Ici, un amas d’immondices qu’explorent du groin deux cochons noirs vient lécher ce mur fissuré couvert de posters à l’effigie de Jude Célestin, le candidat du parti Inite (Unité) et poulain du chef de l’Etat sortant, René Préval. Là, un slogan bombé sur une palissade –  » 19 kandida = kolera  » – donne la réplique à l’affichette qui, sur le pylône voisin, dispense en créole un sage conseil :  » Men pwop sové lavi.  » Se laver les mains, c’est préserver des vies. La bande FM offre une version sonore de ces raccourcis saisissants : on y martèle tour à tour consignes d’hygiène et spots électoraux.

Scrutins surréalistes ? Pas vraiment, vu d’ici.  » Si on ne vote pas maintenant, on vote quand ? objecte Nigel Fisher, coordonnateur humanitaire de l’ONU. Il faudra des mois, voire des années, pour éradiquer le vibrion cholérique.  » Autre argument invoqué par les bailleurs de fonds : la nécessité de voir émerger un exécutif et un Parlement légitimés par les urnes.  » Un facteur de stabilité, atout indispensable à l’heure de reconstruire  » – insiste un conseiller français du Premier ministre Jean-Max Bellerive.

Certes, une alliance d’opposants exige vainement le report de consultations assimilées à de navrantes  » mascarades « . De même, rien ne dissuadera Bienaimé, chef du comité d’un camp de sinistrés du quartier de Martissant, de s’abstenir.  » Pas vu l’ombre d’un candidat ici, bougonne ce chômeur. Tous veulent le job de président, mais pas un n’est capable de présider. Aucune des élections des vingt années écoulées n’a changé le visage d’Haïti. L’Etat n’a rien fait, ne fait rien et ne fera rien pour nous.  »  » Seul Dieu peut, s’Il le veut, sauver ce pays « , renchérit à Léogâne, ville côtière détruite à 60 % et noyée voilà peu sous des pluies diluviennes, un dénommé Gilles,  » enseignant, psychologue, photographe, vidéographe et serviteur du Très-Haut « .

Il n’empêche. On trouve sans peine des naufragés du séisme résolus à exercer, sans illusion, leurs droits civiques. Rançon d’une tenace tradition clientéliste, avancent les plus cyniques. Désir vital de normalité, rétorquent les autres.  » Il faut bien jeter un bulletin dans la boîte, confie un maçon dés£uvré. C’est un devoir.  » Lui offrira sa voix au chanteur et musicien Michel Martelly. Quant à Cinéac, mécanicien des hauteurs de Rivière-Froide, il veut  » donner sa chance  » à l’universitaire Mirlande Manigat, épouse d’un ancien et éphémère président, que divers sondages placent en pole position.

Qu’on ne se méprenne pas : dans une nation dépourvue de registres d’état civil et où le maire de Port-au-Prince, métropole aux 2 millions d’âmes, a été élu avec 5 000 suffrages, le taux de participation franchira au mieux la barre des 20 %. D’autant que maints inscrits ont perdu dans les décombres leurs pièces d’identité, et que les sinistrés contraints de jeter l’ancre loin de leur port d’attache ne savent à quel bureau se vouer.

Une odeur tenacede narcodollars…

Men pwop pour endiguer le choléra. Mais guère de remèdes contre la peste de l’argent sale. Les dépenses engagées par les prétendants les mieux nantis laissent pantois. Nul doute que Célestin, le candidat du pouvoir, puise amplement dans les  » moyens de l’Etat « , tout comme dans le trésor de guerre amassé aux commandes du Centre national des équipements, entreprise publique de travaux publics. Mais il y a pire : l' » argent poudré « . Autrement dit, les narcodollars des cartels de la cocaïne latino-américains et de leurs affidés locaux, qui ont relégué Haïti au rang de zone de transit.  » La mafia du trafic a pénétré jusqu’au c£ur de l’appareil étatique, souligne un expert indépendant. En 2008, on estimait ses recettes à 5 milliards de dollars, soit six fois le montant de l’aide étrangère. Il y a fort à parier que les barons arrosent, fût-ce de manière indirecte, plusieurs postulants.  » Dire que les Etats-Unis, le Canada et l’Union européenne régleront les neuf dixièmes de la facture électoraleà Verdict sans appel de Danièle Magloire, animatrice de la Fondation Connaissance et Liberté (Fokal) :  » Il y a quelque chose d’indigne à dépenser un fric qu’on n’a pas et à tendre la sébile dès qu’un cyclone approche.  »

Pour les uns, la reconstruction est  » mal partie « . Pour d’autres, elle n’a pas même commencé. Dix mois et 10 milliards de dollars plus tard – allusion au montant des fonds promis à l’horizon 2018 – le visiteur de Port-au-Prince s’attend à sillonner une ville-chantier, entre ballet de bulldozers, forêt de grues et bétonneuses. Raté. On voit surtout des ados piochant dans les décombres, en quête de fers à béton revendus au poids. Bref, de l’artisanat local. Seule une infime portion des 20 à 30 millions de mètres cubes de gravats a été évacuée.  » Oui, on a perdu du temps, concède un officiel, mais non, on n’est pas au point mort. Peu à peu, les choses avancent. « 

Il est tentant de flétrir les pesanteurs de l’armada internationale et les atermoiements des autorités du cru. Mais à quoi bon ignorer les écueils ? La misère asservissait la patrie la plus pauvre des Amériques avant le séisme ; elle lui survivra. Jamais, nulle part, les crédits et la bonne volonté n’ont suffi à faire surgir un hôpital en une semaine. Car il faut, sur une terre sans cadastre, déblayer les obstacles juridiques. Pour preuve, l’impasse foncière.  » Voyez ce terrain, soupire Vanel, qui traîne son ennui dans les ruines de Léogâne. Son propriétaire a-t-il survécu ? Dans ce cas, vit-il ici ou à l’étranger ? Mystère. Si je construis une maison, il peut me virer dès son retour.  » Déjà, des militants associatifs dénoncent l' » éviction brutale  » de 30 000 déplacés.

Les priorités ? Elles ont un demi-siècle d’âge

Reste que la Commission intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (Cirh), organe coprésidé par le chef du gouver-nement, Jean-Max Bellerive, et l’ex-président américain Bill Clinton, et censé céder le guidon en octobre 2011 à une agence nationale, doit changer de braquet. Orchestrer les priorités stratégiques plutôt que de valider un à un, après examen, des dizaines de projets. Les priorités ? Elles ont un demi-siècle d’âge : enrayer une déforestation qui décuple les ravages de la moindre coulée de boue ; juguler l’exode rural ; inventer un urbanisme qui ne traiterait plus par le mépris le péril sismique ; ébaucher une politique de l’eau, ressource devenue calamité faute d’avoir été domestiquée ; intensifier la formation d’une police républicaine et hâter l’émergence d’une justice respectable ; neutraliser les gangs armés qui régentent les bidonvilles ou kidnappent des gamins ; investir enfin dans la santé et l’instruction de tous les enfants.  » Chez nous, les parents se saignent à blanc pour envoyer leurs gosses en classe, mais ils n’ont pas un sou, déplore Danièle Magloire (Fokal). On restaure des écoles et des dispensaires, mais ni le système scolaire ni les structures sanitaires. Cela posé, soyons lucides : il s’agit d’un marathon, pas d’un 100 mètres.  » La renaissance du payi d’Ayiti requiert une autre conversion : celle de riches hommes d’affaires – ils sont légion – encore prisonniers d’une mentalité de rentiers apatrides.

Il n’est plus temps de prêcher la patience aux survivants dont le quotidien a la laideur des bâches, des tôles et des cloaques.  » Mes gens n’ont pas une vie humaine « , chuchote Gilles, le  » serviteur du Très-Haut  » de Léogâne.  » Chacun se débrouille, constate en écho Bienaimé, de Martissant. Pas de boulot. Mal logés, mal nourris, mal vêtus. Du riz, mais ni viande ni poisson.  » Quand la chance lui sourit, Lazare, le maçon, trime à la journée pour 500 gourdes, soit 10 euros. Juliana, elle, veuve et mère de six enfants, ne vend plus sirops et comprimés au hasard des rues ou des bus : impossible, faute d’argent, de regarnir son stock. Elle comme lui rêvent de partir, mais l’un et l’autre restent. Ils n’ont nulle part où aller. Au moins y a-t-il ici une citerne d’eau potable et dix latrines ; et, non loin, un hôpital où soins et traitements sont gratuits.

Bien des expatriés louent la  » résilience  » des Haïtiens. Concept dans le vent, parant des atours de la modernité la résignation de ceux dont il faudrait craindre les colères. Patrie d’esclaves affranchis par les armes, Haïti est un pays sous tutelle jaloux d’une souveraineté dont il n’a pas les moyens. Il doit la survie des siens à des milliers d’ONG – du géant aguerri au noyau de prosélytes illuminés – dont certaines prétendent agir en terrain conquis.

Des semaines durant, des cohortes de peintres ont sillonné Port-au-Prince, balafrant de vert les maisons intactes, de jaune les logis réparables et de rouge les édifices voués à la destruction. Vert, jaune, rouge : pas encore de quoi esquisser un arc-en-ciel.

Vincent Hugeux

LA BANDE FM MARTÈLE SPOTS ÉLECTORAUX ET CONSIGNES D’HYGIÈNE

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