Des profs en otages

Dans la périphérie de Bruxelles, les écoles francophones subissent des discriminations inacceptables. La minorité y est mal protégée…

Mélanie, 25 ans, est institutrice dans une école communale francophone de Wezembeek-Oppem, une des six communes à facilités linguistiques de la périphérie bruxelloise. Elle apprend à lire et à écrire – en français – à de petits élèves francophones. En 2000, Mélanie a réussi un examen serré attestant sa connaissance du néerlandais. Une langue dont elle n’a pourtant aucun besoin sur le plan professionnel. Qu’importe: à l’époque, l’examen lui a permis d’être nommée à titre définitif.

Agé de 42 ans, Marc habite dans une commune voisine du Brabant flamand, où, bon bilingue, il manifeste le souci de « s’intégrer ». Il est instit’ depuis vingt ans et s’est retrouvé dans le même cas de figure que Mélanie, sa collègue. Examen de néerlandais, nomination définitive, satisfaction. Puis leur existence s’est soudain compliquée. Difficile de nourrir des projets, de planifier des dépenses: l’an passé, leur nomination a été cassée par la tutelle flamande. Victimes d’une de ces médiocres querelles communautaires qui empoisonnent la vie des francophones, en périphérie bruxelloise.

Ces deux instituteurs n’hésitent guère à raconter leur mésaventure. Avec dignité: ils font en sorte que leur école reste un havre de paix. D’autres enseignants ont quitté la périphérie ou craignent de s’exprimer. Ils sont les « oubliés » d’un conflit belgo-belge pourtant dénoncé par le Conseil de l’Europe. Dès la semaine prochaine, les 43 Etats membres de cette organisation supranationale, très attachée aux droits de l’homme et aux problèmes de société, pourraient indirectement améliorer leur sort: un rapport rédigé par la parlementaire suisse Lili Nabholz-Haidegger (lire ci-contre) propose d’augmenter la protection des minorités linguistiques en Belgique.

Ubu in de rand

Dans les huit écoles francophones de la périphérie bruxelloise, où l’on recense un bon millier d’élèves et quelque 210 instituteurs, les ennuis ont commencé en 1997. Jusque-là, l’esprit et la lettre des lois linguistiques de 1963 étaient respectés à la satisfaction (quasi) générale. Contestables, certes, ces lois permettent un enseignement francophone de niveaux maternel et primaire dans les six communes à facilités (Drogenbos, Kraainem, Linkebeek, Rhode-Saint-Genèse, Wemmel et Wezembeek-Oppem). Seuls les francophones habitant ces communes sont toutefois autorisés à fréquenter « leurs » établissements. Illustration de l’inventivité belge, ces écoles francophones situées en territoire flamand sont financées et gérées par la Communauté flamande, tandis que la Communauté française est responsable de l’inspection pédagogique. Les programmes et le calendrier des congés, par exemple, relèvent du régime francophone. « Les subsides et les traitements nous sont toujours parvenus dans les délais, sans aucune discrimination », commente un directeur. « A part quelques gestes de mauvaise humeur d’extrémistes flamands, je n’ai rien de spécial à signaler », ajoute un autre.

Ce sont, précisément, ces directeurs d’école qui ont subi les premières tracasseries. Durant les années 1990, tous les partis politiques flamands se sont radicalisés sur le plan communautaire, en réaction à la montée du Vlaams Blok. Ce n’est pas un hasard, donc, si les « pépins » des directeurs ont coïncidé avec la scission de la province de Brabant (1995), l’adoption d’un plan d’action flamand pour lutter contre la francisation de la périphérie bruxelloise (1996) et la mise en oeuvre de circulaires administratives imposant une application restrictive des facilités linguistiques (1997). En 1997, la Communauté flamande a brutalement considéré que les directeurs d’école n’avaient plus les diplômes requis pour exercer leurs fonctions! Parfois en place depuis vingt ou trente ans, ils ont ainsi dû passer des examens de néerlandais… que ces parfaits bilingues ont généralement réussi sans coup férir.

Mais le ver était dans le fruit. Depuis, la situation s’est envenimée. Après les directeurs, les instituteurs ont été « incités » à passer des examens autrement plus ardus qu’auparavant. Notamment parce que l’ancien ministre flamand Johan Sauwens (CD & V, ex-Volksunie) a estimé que ces enseignants devaient répondre aux mêmes exigences que le personnel communal. Une ineptie: pourquoi une institutrice maternelle qui s’occupe d’enfants francophones devrait-elle maîtriser le néerlandais avec le même niveau de perfection que les employés chargés de l’accueil communal, en contact, chaque jour, avec des habitants flamands? Quoi qu’il en soit, la tutelle flamande n’en est pas restée là. Des nominations définitives ont été cassées en 2000 et en 2001. Depuis, aucun directeur d’école ne peut mener une politique du personnel digne de ce nom: dans l’enseignement communal, les nouvelles nominations sont systématiquement « gelées » par la tutelle.

« C’est une injustice criante! » lâche Willy Nouten, directeur de La Fermette, l’école communale francophone de Wezembeek. Depuis vingt et un ans, cet homme à la barbe grisonnante, le plus francophone des Flamands de sa commune, fait triompher le bon sens. « En entrant ici avec un problème, soyez gentils, lit-on dans son bureau. Pensez déjà à un début de solution! » Mais, là, le directeur Nouten semble plutôt désemparé. Le dossier des nominations est bloqué par le gouvernement flamand, où l’approche constructive défendue par la ministre libérale de l’Enseignement, Marleen Vanderpoorten, est contestée par son collègue Paul Van Grembergen (Spirit, ex-Volksunie), en charge des Affaires intérieures. Comme l’administration flamande, la première donne raison aux directeurs d’école. Le second campe sur une application frileuse des facilités linguistiques. « J’en appelle à une réaction du monde politique flamand! clame Daniel Alexander, directeur de l’école francophone Notre-Dame, à Rhode-Saint-Genèse. Ces discriminations ne peuvent plus durer. Bientôt, nous devrons porter un F sur notre veston, comme seul signe distinctif. »

Comme Nouten, Alexander est un prototype de cette population pragmatique qui habite la périphérie bruxelloise. Parfaitement intégré dans sa commune flamande d’adoption (Hoeilaart), ce quinquagénaire est bien conscient de ses droits et devoirs. « Je suis démocrate et bilingue, dit-il pour se définir. J’aborde toujours les gens dans leur langue. Mais, dans les communes à facilités, les habitants ont le droit de s’épanouir dans la langue et la culture de leur choix. » Ensemble, les huit directeurs d’école francophones ont formé un « G 8 » qui symbolise la résistance et la solidarité (l’enseignement libre est jusqu’à présent épargné par les tracasseries administratives). Dans l’impasse depuis plus d’un an, ils multiplient aujourd’hui les courriers vers des politiciens francophones de toutes sensibilités. Sans succès, pour l’instant. Dès avril 2001, il est vrai, le vice-Premier ministre Louis Michel (MR) avait promis d’apporter « rapidement » une solution à cette situation jugée « inacceptable ». Des mots, des mots…

Le gel des nominations n’est pas la seule ombre au tableau. Noir sur blanc, le rapport du Conseil de l’Europe attire l’attention sur une aberration du droit belge, mise en exergue par un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, en juillet… 1968: pas de discrimination à l’entrée, dans les écoles francophones de la périphérie! En clair: un enfant de Waterloo, Alsemberg ou Uccle doit aussi pouvoir fréquenter une école de Rhode-Saint-Genèse, si ses parents le souhaitent et que cela leur facilite la vie. Ce n’est pas le cas actuellement.

Dans certains milieux politiques francophones, on préfère hausser les épaules. La matière est délicate et le débat politique aussi immuable que le tracé de la frontière linguistique, sur lequel les Flamands ne transigeront pas. D’où la crainte d’un combat perdu d’avance, à l’issue d’une querelle stérile et improductive. D’autres, à l’instar du bourgmestre de Linkebeek, Christian Van Eyken (MR), s’apprêtent à en faire un sujet de polémique. Histoire de répondre aux velléités flamandes: le Parlement nordiste vient d’approuver une motion qui prévoit la suppression pure et simple des subsides aux écoles francophones de la périphérie, au cas où celles-ci refuseraient l’intrusion d’inspecteurs flamands. Bref, il y a beaucoup d’électricité dans l’air…

Philippe Engels

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