Des maux aux mots

En Allemange, Uwe Tellkamp est décrit comme un génie proustien. La verve laborieuse de cet ancien médecin compose une saga sur l’évolution de la RDA. Le rideau de fer ne parvient pas à éteindre la ferveur de ses héros, mais elle atteint néanmoins leur âme.

Le Vif/L’Express :  » La littérature est une créature vivante, composée de mots.  » Après avoir soigné les maux, trouvez-vous des points communs entre ces deux pratiques ?

Uwe Tellkamp : Ces métiers visent à construire quelque chose. Si la médecine tend à rétablir et à sauver, l’écriture tente de renouer avec la justice. Mes personnages sont souvent des modèles vivants. Mis à mal par la réalité, ils ne sont pas reconnus à leur juste valeur. Aussi appartient-il à l’auteur de leur rendre leur dignité. Tant le médecin que l’écrivain doivent avoir une observation minutieuse. Face à ces êtres  » dénudés « , ils ne peuvent pas abuser de leur pouvoir. La littérature est une arme qui peut blesser les héros et les lecteurs. Le courrier, suscité par ce roman, m’a fait comprendre que l’art se prolonge dans la vie.

Ayant grandi à Dresde, pensez-vous que cette ville porte les stigmates de l’Histoire ?

Je n’en étais pas vraiment conscient avant d’écrire ce livre. Après avoir plongé dans l’aquarium du passé, j’ai dû apprendre à nager dans la mer. Je me suis revu à 12 ans, écoutant mes grands-parents nous soûler avec un passé dont nous rejetions le poids. En découvrant les images du monde arabe, je me suis dit que nous avions été confrontés au même mécanisme. A savoir, comment surmonter la méfiance au sein d’un entourage hostile ? Comment trouver le courage de se réunir et de parler, alors qu’on ne connaît pas le dénonciateur parmi nous ? On prétendait que la Stasi [la Sûreté de l’Etat en RDA] provenait de dieu ou du diable, mais, pour combattre le monstre, on doit réaliser qu’il émane d’êtres humains. L’époque actuelle est caractérisée par la peur, or elle a été façonnée et ne peut qu’être vaincue par les hommes.

Un roman des illusions perdues ?

Oui. A travers l’un des protagonistes, j’observe comment rester fidèle à certaines illusions en dépit des coups de la vie. La plus grande illusion étant que l’Etat ne joue aucun rôle dans l’espace intime ou familial. On s’en détache grâce à la culture, la musique ou l’écriture. Dans un tel régime, il est essentiel de faire cause commune contre un même ennemi. L’ouverture des dossiers de la Stasi a fini par broyer les illusions des citoyens. On y a découvert toutes les formes de trahison : un mari envers sa femme ou un enfant dénonçant ses parents. Cela m’a permis de mieux saisir la génération de mes parents, qui avait dû apprendre à mentir. A force d’être prudents, les gens ne s’ouvraient plus aux autres. Tout cela a abouti à la dissolution de l’être. C’est terrifiant ! Si l’on veut investiguer une société et son fonctionnement, on ne peut pas opérer à partir de la vérité ou de la figure du héros. La perfidie des dictatures fait qu’on ne peut pas rester innocent. On finit toujours par se salir les mains ! Seul noyau incorruptible : l’amour. Il n’y a que là que l’héroïsme soit possible.

Qu’avez-vous ressenti lors de la chute du mur de Berlin ?

Un goût de nouveau départ. Tout nous semblait possible, or il ne reste rien de cette ambiance. L’idéalisme a fait place à l’exploitation. Les citoyens rêvent souvent de tout changer, est-ce vraiment nécessaire ? En tant qu’écrivain, je ne me sens pas l’étoffe d’un gardien, mais il est vrai que cette histoire ne me lâche pas. Comment en sommes-nous arrivés là ? Seule la littérature peut tenter d’y répondre…

ENTRETIEN : KERENN ELKAÏM

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