Des Maghrébins sur la défensive

Le conflit israélo-palestinien tourmente la communauté arabo-musulmane de Belgique, soucieuse de vivre, ici, selon ses appartenances culturelles multiples. Témoignages

« Depuis le 11 septembre, on a peur de s’exprimer. Si on dit que l’Etat d’Israël est fasciste, que c’est un Etat terroriste qui conduit une politique injuste, qui ne respecte pas les droits de l’homme, on va se faire taxer d’intégrisme. Alors, les gens préfèrent s’abstenir. Sur le terrain, en revanche, le boycott des produits américains et israéliens est bien suivi. » Awatif, 39 ans, travaille dans un centre médical situé dans un quartier populaire de Bruxelles, où elle distribue la liste des produits bannis.

Cette jeune femme énergique de la « beurgeoisie » montante participe à toutes les manifestations en faveur du peuple palestinien. Sans illusions. « Nous, on n’a pas de problèmes pour se nourrir, se loger; on a des enfants, on va partir en vacances. Fondamentalement, cela ne va pas changer notre vie. Mais les gens, là-bas, n’ont plus aucun espoir. » Ils sont des milliers, comme Awatif, à ronger leur frein en silence devant les programmes de télévision arabes satellitaires et les chaînes occidentales câblées qui « filtrent les infos sur Israël ». Ce qui les indigne, c’est le « deux poids, deux mesures », la toute-puissance d’Israël face au reste du monde, son impunité. Leur solidarité spontanée va aux peuples opprimés, aux Arabes, aux musulmans. Dans cet ordre ou un autre. Mais leur voix a bien du mal à passer. La peur d’être stigmatisé, isolé, dans une société qui s’effraie de l' »exportation du conflit du Proche-Orient ».

Le réseau associatif bâti ici dans les années 1970 par les immigrés de la première génération, sur des questions liées au monde du travail, est tombé dans l’oubli. Quant aux remuants « quadras » qui avaient fait leurs armes dans les radios libres et le secteur associatif, la citoyenneté belge leur a permis de faire une entrée remarquée dans la politique. Résultat: les sensibilités propalestiniennes s’exercent au sein même des partis. Pas au point, toutefois, d’orienter la politique étrangère belge, comme le soupçonne l’ambassadeur d’Israël en Belgique, Shaoul Amor, qui avait lancé, en 2001, le chiffre fantaisiste de 750 000 musulmans (la communauté est évaluée à 370 000 membres) « lobbyant » en faveur des Palestiniens. En réalité, on voit beaucoup plus de Belgo-Belges se mobiliser publiquement pour la cause palestinienne que des hommes et femmes politiques allochtones. Peur de lancer un message « communautariste » qui serait mal compris de l’opinion publique ? « Si mon parti me demandait de me taire pour une telle raison, mon sang ne ferait qu’un tour », s’insurge Fatiha Saïdi, 41 ans, députée régionale bruxelloise (Ecolo) qui, elle aussi, soutient les Palestiniens en marchant derrière des calicots. N’empêche : il y a comme un malaise. « Alors que le ministre des Affaires étrangères, Louis Michel, a pris des positions courageuses, moi qui suis un Belge converti à l’islam, je me sens davantage autorisé à m’exprimer sur le conflit du Proche-Orient qu’un musulman d’origine », regrette Omar. La « société civile » arabo-musulmane existe, prodigieusement diverse et interconnectée, mais elle n’est pas organisée ni suffisamment à l’aise avec les médias pour s’exprimer à travers les « cartes blanches » et pages « opinion » des journaux. « Le bénévolat n’est pas très développé chez nous, justifie Awatif, parce que les mosquées prennent en charge la solidarité. »

« Génocide »

Les mosquées: qu’on soit ou non pratiquant, elles ont acquis, au cours des années 1990, un caractère représentatif qui excède, de loin, le seul domaine religieux. Ce sont elles qui collectent les dons en faveur de la cause palestinienne. A Liège, certaines d’entre elles ont organisé une manifestation où hommes et femmes défilaient séparément. Yacob Mahi, 36 ans, est l’une des figures de proue de cet islamisme bon chic bon genre, qui exerce son emprise sur une jeunesse éduquée, en quête de réassurance identitaire. Celui qu’on surnomme le « Tarek Ramadan belge », du nom du conférencier suisse, petit-fils du fondateur des Frères musulmans, est titulaire d’une licence délivrée par l’Institut européen des hautes études islamiques de la Grande Mosquée du Cinquantenaire (financée par l’Arabie saoudite). « En tant que jeune musulman, explique-t-il, je refuse les simplifications. L’islam reconnaît le judaïsme, par fidélité au cycle de la prophétie; il ne le confond pas avec le sionisme d’un Etat policier et terroriste. C’est une analyse que je fais à partir de ma spiritualité, mais qui s’appuie sur les connaissances de l’histoire et de la géostratégie. » Dans le discours du conférencier, politique et religion sont indissolublement liées, qu’il s’agisse des attentats du 11 septembre (où il persiste à voir la main des services secrets américains), de la Tchétchénie ou de la Palestine. Yacob Mahi a longuement réfléchi avant d’utiliser le mot « génocide » pour qualifier l’oppression du peuple palestinien: « C’est une politique qui a pour but d’éliminer un peuple, de déraciner sa culture, de le faire fuir en vue de s’emparer de sa terre, dit-il. Jénine, Sabra et Chatila, c’est un génocide. Quand on s’attaque à des enfants désarmés et qu’on vise les parties génitales, c’est un génocide. Je ne peux pas accepter qu’un groupe s’approprie ce terme, comme s’il était la seule victime du racisme. J’avais été invité à la manifestation du 21 avril contre l’antisémitisme, à la synagogue d’Anderlecht, mais quand j’ai constaté l’absence d’organisations humanistes, chrétiennes ou musulmanes, et même de l’Union des progressistes juifs de Belgique, je n’y suis pas allé. » Il n’est pas sûr que le projet de Yacob Mahi pour le Proche-Orient aurait conquis ses hôtes. « Il faut, dit-il, qu’Israël revoie le caractère juif de son Etat, car même certains rabbins disent qu’il est illégitime sur le plan spirituel et religieux. » Le prédicateur rêve d’un Etat unique, qui permettrait aux différentes confessions de coexister harmonieusement dans un « cadre inspiré de valeurs absolues », c’est-à-dire un cadre juridique islamique qui serait l’équivalent de la laïcité occidentale, une forme de gouvernement tolérante à l’égard des autres religions. Comme celle qui a prévalu dans l’Andalousie mythique du VIIIe au XVe siècle.

Responsabilité européenne

L’Andalousie, c’est ce qui permet à toute une génération de jeunes arabo-musulmans élevés en Belgique de cultiver leur fidélité à l’islam. Ils le font à travers les valeurs de pluralisme et de coopération culturelle de cette brillante civilisation judéo-arabe qui a anticipé la Renaissance et le siècle des Lumières. Mohsin Mouedden, 31 ans, n’a pas cherché bien loin pour donner son nom, « L’Alhambra », à une association qui travaille avec les jeunes du quartier de Cureghem, à Anderlecht. Ce bouillant jeune homme, éjecté de l’école de la Providence, sait de quoi il parle. Sans diplôme, il s’est construit sur ses multiples identités d’Arabe, de Berbère et de musulman, fana de culture chinoise et frère en douleur des Amérindiens. En fait, terriblement bruxellois sous sa fausse rondeur. Ce drôle de cocktail s’exporte dans les colloques et les écoles où il invite les jeunes, qui traversent une période de révolte, « à prendre leur vie en charge ». Il boycotte tous les appels trop consensuels à ne pas « importer le conflit du Proche-Orient » ou à favoriser le « rapprochement entre les communautés ». « Chaque fois, c’est pareil, dit-il. En période de crise, on cherche vite à se rassurer, on multiplie les contacts, puis le soufflé retombe. On a déjà connu ça après les révoltes de Cureghem, en 1997, ou après le 11 septembre 2001. » Responsable d’une tranche horaire sur la radio Al Manar (106.8 FM), il critique le clientélisme dans le milieu associatif, les écoles-poubelles, la délinquance, etc. La question israélo-palestinienne n’échappe pas à son franc-parler. « Parce qu’elle ne parvient pas à dépasser sa culpabilité pour les erreurs du passé, l’Europe, patrie des droits de l’homme, ne joue pas son rôle, accuse-t-il. Or l’enjeu de la guerre au Proche-Orient se joue bien plus au coeur de l’Europe, à Bruxelles, qu’aux Etats-Unis, grâce à une opinion publique qui commence à bouger. On se cache derrière les Etats-Unis, avec lesquels l’Europe a moins de points communs qu’elle ne le pense, pour ne pas prendre des positions courageuses. Les démocraties devraient avoir honte d’elles-mêmes ! » Mouedden, qui rapproche sa démarche de celle des « altermondialistes », cherche à aider ses auditeurs à dépasser le niveau affectif de la solidarité entre musulmans: « Je n’ai jamais appelé à soutenir Saddam Hussein, parce que je me souviens de ce qu’il a fait aux Kurdes. Et je ne prône pas l’Etat unique en Palestine, mais deux Etats fondés sur un partage équitable des terres et qui, je l’espère, vivront un jour de manière fraternelle. » Il a organisé sur ses ondes un débat avec ses homologues de la radio communautaire juive, Radio Judaïca. Qui a promis de lui rendre l’invitation.

Frustrations

Le consensus mou, ce n’est pas le style de Fatiha Saïdi. La députée bruxelloise n’a pas signé l’appel « La haine, je dis non » lancé par la Ligue des droits de l’homme et du MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie). « Le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit entre des juifs et des Arabes ni un conflit religieux : c’est un conflit politique, proteste-t-elle. Il faut sortir de cette logique d’enfermement de deux communautés. Moi, c’est tous les jours que je pratique l’échange. Dans une société bruxelloise multiculturelle, où 30% de la population est d’origine étrangère, on a tout intérêt à mettre en place des espaces d’action et de confrontation d’idées, même si cela se déroule de manière assez vive. » Quant aux jeunes qui s’enflamment pour la cause palestinienne, il n’y a pas à s’en étonner. « Ils réagissent de façon émotionnelle à la violence qui est infligée à un peuple dont ils se sentent proches, sans bien connaître la situation en Palestine, explique la Bruxelloise. Ils se sentent terriblement agressés à travers la politique internationale. Ces conflits où les musulmans sont humiliés donnent du crédit aux extrémistes qui propagent des idées simples: « C’est parce que nous sommes musulmans que nous sommes brimés. » Le monde politique doit savoir que les injustices de la politique internationale attisent ce sentiment de frustration, nourri par d’autres frustrations personnelles: racisme, rejet, absence de prise sur leur environnement. Un juif et un Arabe vivant à Uccle n’ont pas de problèmes « , conclut-elle.

Bien que les mosquées aient, en général, joué un rôle modérateur lors de la dernière aggravation du conflit, beaucoup de jeunes ne font pas la différence entre Sharon, Israël et les juifs qu’ils croisent dans la rue. « L’antisémitisme, il est là, reconnaît Fatiha Saïdi. Entre eux, ils se traitent de « sale juif », et c’est une injure. Sans vouloir les excuser, nous devons nous battre contre les préjugés et une projection du conflit en termes de clivage entre les juifs et les Arabes. Il faut voir à qui profite le crime. L’ennemi commun, c’est l’extrême droite qui ne peut que se réjouir de la campagne de dénigrement à l’égard d’une frange de la population. Ce qui nous unit, c’est la citoyenneté. Laisser trop de place à la religion ou aux appartenances communautaires risque de diviser la société. » Ces fausses symétries qui, à la moindre alerte, font monter en première ligne les responsables religieux accréditent l’idée que la citoyenneté passe par la religion ou le truchement d’une représentation communautaire.

Radicalisation

L’initiative en forme de coup de coeur du chanteur Mousta Largo, lançant, après l’attentat contre la synagogue d’Anderlecht, une plate-forme citoyenne pour protester contre la violence n’a pas davantage fait l’unanimité au sein de la communauté maghrébine. « L’initiative part d’un bon sentiment. Mais c’est reconnaître implicitement une culpabilité symbolique collective qui n’est étayée par aucune preuve judiciaire, regrette le sociologue Hassan Bousetta, 31 ans, chercheur à la KUL. Il faut que les auteurs soient recherchés et poursuivis, mais tant qu’ils ne sont pas trouvés, rien ne permet de jeter le discrédit sur une communauté par des sous-entendus ou des accusations directes. Et quand bien même des coupables seraient repérés – on ne peut pas nier que des gens soient radicalisés -, il s’agirait avant tout d’actes individuels, qui ne peuvent être attribués à l’ensemble de la communauté. Sinon, cela devient du racisme. »

« Nous, aussi, on a le droit d’être médiocres », lance Ouardia Derriche ! Belge d’origine algérienne, collectionnant les mandats à l’Association belgo-palestinienne, à la Ligue des droits de l’homme et au Conseil des femmes francophones de Belgique, la militante s’étonne de la confusion qui règne sur les implications du conflit israélo-palestinien en Belgique. « Renvoyer systématiquement les communautés juive et arabe dos à dos permet de faire l’économie d’un vrai débat sur les enjeux véritables d’une guerre de décolonisation qui oppose un dominant et un dominé, un occupant et un occupé, explique-t-elle. Ensuite, c’est négliger le fait que ces communautés ne sont pas à égalité, en Belgique, en termes d’image, de statut et d’insertion, que la première a parfois tendance à instrumenter la seconde et qu’elles ne sont pas seules dans leur face-à-face. Attribuer des sentiments antisémites aux jeunes Maghrébins permet d’en dédouaner la société belge, qui n’en est pas avare. Comment voulez-vous que des gens à qui l’on n’a pas donné une culture politique distingue ces enjeux qui ne sont jamais exprimés clairement ? »

Un communautarisme soft

En tout cas, cette brusque envolée des identités communautaires laissera des traces sur notre modèle de coexistence. « Depuis le Commissariat royal à la Politique de l’immigration, qui a précédé la création du Centre pour l’égalité des chances, on n’a jamais pu refaire un travail sur les principes, regrette Hassan Bousetta. Or la complexité institutionnelle de la Belgique fait que la notion d' »intégration » est comprise différemment en Flandre, à Bruxelles et en Wallonie. Ce qui se passe en France montre que l’idéal républicain, au-delà des beaux principes, est un modèle qui, dans la réalité, exclut massivement parce qu’il ne pose pas la reconnaissance des particularités. Il faut repartir sur d’autres bases. » Le sociologue plaide pour une « logique de la reconnaissance », une sorte de communautarisme soft qui admet que les gens aient des appartenances multiples et les fassent valoir dans l’espace public. « Par exemple, la revendication d’écoles islamiques est très forte en Europe, dit-il. On ne pourra pas éviter d’en discuter. » La limite d’un tel système, c’est qu’il ne doit pas nuire à l’exercice des droits individuels par le fait d’une soumission à une communauté sur des questions comme le statut de la femme, l’existence des minorités, l’homosexualité ou la liberté d’expression.

Reste la question des loyautés. Comment faire tenir ensemble une société multiculturelle qui encourage l’expression des différences ? « Après les attentats du 11 septembre, conclut Bousetta, je me suis rendu compte qu’on ne peut pas se contenter d’adhérer à des traditions juridiques comme l’Etat de droit, la laïcité, l’égalité homme/femme. Il faut y ajouter des éléments d’une nouvelle identité commune. » C’est le grand débat de demain.

Marie-Cécile Royen

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