Olivier Servais, anthropologue (UCLouvain). © DR

« Des lieux d’évasion pour des jeunes que plus rien d’autre ne fait rêver »

L’ anthropologue Olivier Servais (UCLouvain), spécialiste de l’univers des gamers (1), relève que la Chine n’est pas le seul Etat que la pratique du jeu vidéo en ligne ne laisse pas indifférent.

Limiter l’accès des mineurs d’âge aux jeux vidéo en ligne pour lutter contre l’addiction: le gouvernement chinois se montre-t-il bien inspiré?

Je ne suis pas convaincu de l’effet favorable d’une telle décision sur l’addiction des jeunes au jeu, au contraire. Limiter le temps consacré au jeu vidéo en ligne risque d’enfermer encore plus sur eux-mêmes ceux qui s’y adonnent, en les privant de contacts avec d’autres joueurs, et ce au profit des jeux vidéo non connectés, pratiqués de manière individuelle et sur lesquels les possibilités de contrôle sont encore plus restreintes. Cette décision chinoise se fonde sur un imaginaire du jeu qui ne correspond pas à la réalité, à savoir que la pratique du jeu vidéo en ligne permet de déployer une sociabilité.

Le jeu vidéo en ligne ne nuirait-il pas à la santé mentale?

Je ne dis pas qu’il ne faut rien faire. Il existe une frange de joueurs qui pratiquent ces jeux vidéo de manière intensive, pathologique. Lorsque le jeu devient la première activité d’un individu durant une journée, la situation est problématique. Durant les confinements liés à la crise sanitaire, le jeu vidéo est devenu le meilleur baby-sitter au monde, le temps qui y a été consacré a explosé. Mais les parents devraient se poser les bonnes questions: à quoi les enfants jouent-ils, comment jouent-ils, etc. Des interrogations au moins aussi importantes que celle du temps passé à jouer.

Les parents sont-ils suffisamment armés pour appréhender ces questions?

Nous vivons dans des sociétés où l’on n’éduque pas assez à la pratique des jeux vidéo. On s’étripe sur les « cours de rien » ou les cours de citoyenneté dans l’enseignement mais à l’heure des fake news et des jeux vidéo, il serait temps de réserver dans les écoles une heure d’éducation aux médias, y compris aux plateformes de jeu vidéo, qui deviennent de véritables réseaux sociaux. Il y a là un réel déficit d’éducation dans le chef des parents comme des enseignants, ce qui débouche sur un libéralisme total, source de dérives. C’est regrettable car le jeu vidéo peut se révéler un formidable outil d’apprentissage, parfois plus puissant que certains autres supports, et gagnerait donc à être intégré dans une pédagogie.

L’ armée américaine a développé son propre jeu vidéo en ligne comme levier de recrutement et moyen d’améliorer son image.

Le jeu vidéo continue de pâtir d’une mauvaise réputation. Les doutes sur les bienfaits de sa pratique restent nombreux.

C’est exact mais, depuis cinq ou six ans, le regard porté sur le jeu vidéo en ligne évolue positivement avec l’émergence d’une première génération de parents gamers, socialisés par sa pratique. La culture vidéoludique n’est plus forcément dramatisée, l’e-sport bénéficie désormais d’un statut reconnu. Parmi d’autres choses, le jeu vidéo connecté peut aider à développer les compétences de négociations et les relations sociales. Les entreprises du jeu l’ont d’ailleurs compris en mettant au point des structures de jeu constitutives de sociabilité.

Est-ce cela qui inquiète en réalité les autorités chinoises dans le jeu vidéo en ligne? Un journal gouvernemental l’a qualifié d’ « opium mental ».

Les jeux vidéo en ligne sont aussi des lieux d’évasion pour des jeunes que plus rien d’autre ne fait rêver, et c’est le cas sous le régime chinois comme dans nos sociétés occidentales. Le jeu vidéo peut être subversif comme peut l’être Internet. Faut-il voir dans la décision des autorités chinoises une intention cachée de cibler les jeunes déviants ou critiques du système? Ce n’est pas impossible mais aucun élément ne permet d’étayer cette hypothèse. Accepter l’immixtion autoritaire d’un Etat contrôlant serait aux antipodes de nos valeurs et imposer des règles non contrôlables n’aurait d’ailleurs aucun sens. Mais il ne faut pas pointer particulièrement la Chine pour trouver des exemples d’utilisation du jeu vidéo par l’Etat. L’armée américaine a développé son propre jeu vidéo en ligne, America’s Army (NDLR: jeu vidéo de tir tactique multijoueur sorti dans sa première version en 2002) comme un levier de recrutement et un moyen d’améliorer son image.

(1) Jeu vidéo, opium du peuple?, par Olivier Servais, éd. Karthala, 158 p.

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