Des journées particulières

Pour les déficients mentaux, le choix et l’apprentissage des activités sportives sont délicats. Mais, au bout, l’émotion et les bienfaits sont garantis. Rendez-vous aux Special Olympics, à Namur

Lorsque, il y a une vingtaine d’années, Pascal Duquenne, l’acteur phare du Huitième Jour, le film du Belge de Jaco Van Dormael, auréolé au Festival de Cannes, en 1996, a exprimé à son père son désir de courir et de nager aux Special Olympics, celui-ci s’est étonné, un peu moqueur: « Mais que vas-tu faire là, dans ton état ? » Pascal a persévéré. Aujourd’hui, son père affirme que s’il est devenu la personnalité attachante qu’on connaît, c’est grâce au sport. Progressivement, ses proches l’ont vu changer et, surtout, prendre confiance en lui.

Dans cette évocation résident deux éléments fondamentaux des activités sportives pour déficients mentaux: le libre choix du pratiquant qui doit y présider et les bienfaits qui en découlent. Aucun des 2 700 participants aux jeux nationaux des Special Olympics, qui se dérouleront pour la 21e fois, du 8 au 11 mai, à Namur, ne court, ne nage, ne lance, ne joue sous la contrainte. Vouloir imposer une activité aux « gosses », qui sont en fait aussi des adultes âgés de plus de 30 ans, c’est de l’énergie perdue. La maman de l’un d’eux a jadis vainement tenté d’apprendre la couture à sa fille. En revanche, l’enfant s’est révélée naturellement attirée par l’aspect récréatif de la natation que sa mère n’avait… jamais pratiquée.

Le déficient mental ne se livre évidemment pas à n’importe quel sport, ni selon les règles classiques. S’imaginer que le handicapé peut tout faire, c’est se fourvoyer. « La philosophie du mouvement est de créer un pannel d’activités dans lequel chaque athlète doit trouver chaussure à son pied », explique Luc Nera, directeur des sports à Special Olympics Belgium. Et atteindre ainsi ce qui reste l’objectif absolu du mouvement: l’épanouissement et l’intégration du malade. Avec l’accord des médecins et de la famille, ce sont le plus souvent les éducateurs qui suggèrent les disciplines à pratiquer, en fonction des affinités, des envies et du degré de motivation de chacune de leurs ouailles. Pour la majorité des déficients, la motivation réside dans les récompenses qu’apporte l’engagement: se déplacer en camionnette, parfois durant plusieurs jours, recevoir des médailles et être applaudi. Bref, être reconnu.

Une douzaine de sports, individuels et collectifs, figurent au programme de Namur. Parmi eux, des disciplines qui peuvent étonner, comme le judo – où le respect de l’autre prime sur la violence – ou l’équitation, qui réunira une centaine de cavaliers. « Mais toutes ces pratiques sont très minutieusement adaptées et réglementées au niveau de chacun », affirme Nera. Par ailleurs, plus grave est la déficience mentale, plus important aussi est le handicap physique associé. Dès lors, les règles sont sans cesse plus simples, et le droit à l’erreur plus grand, au fil des quatre niveaux existants, échelonnés selon l’importance de l’infirmité et conformes aux normes internationales.

Ainsi, pour le niveau 1, en sprint, l’athlète court 100 mètres, avec risque de disqualification s’il quitte son couloir. Au niveau 2, il ne parcourt plus que la moitié de la distance et peut quitter sa ligne, à condition de ne pas gêner un autre concurrent. Au niveau 3, qui réunit des participants qui n’ont déjà plus la notion de classement, on court en groupe sur une distance réduite de 40 mètres. Enfin, au niveau 4, on se livre à des jeux d’équipe, avec l’aide des moniteurs. Seuls les trois premiers des niveaux 1 et 2 reçoivent, selon l’ordre d’arrivée, des médailles d’or, d’argent et de bronze. Tous les autres concurrents, jusqu’au dernier, sont récompensés par une médaille de participation.

L’entraînement est la pierre angulaire de la participation aux Special Olympics. Il est d’ailleurs réglementé: au moins 75 heures durant l’année et obligation pour les moniteurs d’indiquer les performances réalisées, afin d’engager le concurrent dans la catégorie adéquate. Pour éviter la tentation de tricherie – elle existe, hélas – tout résultat supérieur ou inférieur de 20 % à celui qui a été communiqué n’est pas retenu. Ce qui, dans le premier cas, plonge parfois l’athlète dans un réel désarroi, lorsque, dans le but de réaliser un bon score dans une catégorie inférieure, ses moniteurs ont préalablement transmis des résultats sous-évalués. Inversement, lorsque l’athlète réalise une performance inférieure à son niveau habituel, la responsabilité en incombe souvent encore à l’entraîneur, qui n’a pas préparé le participant aux conditions très particulières de l’environnement festif et bruyant de ce grand rassemblement de foule.

Une course d’une vingtaine de secondes ou le moindre lancer peuvent représenter des mois de travail. Apprendre à courir dans son couloir, prendre sa battue sur la planche appropriée, vaincre la peur du coup de pistolet de départ, toutes ces choses apparemment simples exigent parfois plus d’une année d’exercices. « Souvent, on croit qu’une chose est acquise. Et puis, subitement, c’est le blocage. Rien n’est jamais gagné », affirme Pierre Charlier, l’un des éducateurs de « Sport espoir », à la Cité de l’espoir, à Andrimont, où il prépare, avec sa femme Tanina, depuis plus de dix ans, des athlètes aux Special Olympics. Cette année, le centre verviétois enverra 14 de ses patients à Namur, 8 de niveau 1 et 6 de niveau 3. Le volume de préparation y est particulièrement soutenu: une séance hebdomadaire d’entraînement d’environ deux heures et demie par semaine, rationnellement structurée en échauffement, exercice des disciplines spécifiques, jeux et stretching.

Constat remarquable: l’athlète déficient mental ne dégage jamais une impression de souffrance. Instinctivement, il ne dépasse pas le seuil de la douleur. Parce que, bien sûr, le plus souvent, il n’a pas la notion de compétition, seulement celle de participation. Et que l’objectif des éducateurs n’est pas de « pousser » à la performance extrême. La plupart des pratiquants perçoivent d’ailleurs seulement leurs progrès, uniquement par rapport à la performance du jour même et pour autant qu’elle leur soit clairement identifiable. Par exemple, grâce à la pose d’un objet de couleur à l’endroit du jet précédent. La joie de réussir ce qui leur est demandé et de la communiquer à l’entourage est, en fait, le moteurs essentiel de l’exercice pour le malade mental.

Les vertus de l’assiduité

Jusqu’au milieu des années 1990, les Jeux ont toujours maîtrisé les trois facteurs indispensables à leur bonne organisation: infrastructures appropriées, logement suffisant et durée de temps nécessaire au déroulement de toutes les épreuves. Depuis, il y a cependant une certaine saturation, la demande dépassant l’offre. A cela s’ajoute le vieillissement de la population, qui influe aussi sur la longévité des athlètes déficients mentaux, freinant le renouvellement des participants. Dès lors, des quotas ont été introduits, limitant le nombre de concurrents par club. Toujours selon la philosophie chère à Special Olympics, ces critères de participation privilégient l’assiduité et la motivation à l’exercice plutôt que la performance. « Mieux vaut un 100 mètres couru en 25 secondes après un an d’entraînement qu’un autre réalisé en 15 secondes dès la première tentative », explique Nera.

En effet, seul le premier jouira vraiment des bienfaits de la pratique régulière de l’activité sportive. Pour beaucoup, il s’agit d’un exécutoire de leur trop-plein d’énergie. La préparation aux manifestations crée, en outre, des liens privilégiés entre participants et éducateurs, qui se révèlent positifs par la suite dans la vie courante de l’institution qui les accueille. Les rigueurs du sport améliorent leur sens de la discipline, leur respect des consignes et leur faculté de concentration. Les sports d’équipe développent en outre la sociabilité. Mais, surtout, la confiance en soi grandit: grâce au contact plus profond que le sport lui procure avec le monde extérieur et à l’émotion qu’il dégage, le déficient mental définit sa reconnaissance sociale. Le père de Pascal Duquenne dit vrai.

Emile Carlier

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