Des Ibères moins fidèles

Sur fond de montée de la laïcité, la fracture entre évêques conservateurs et courant progressiste se creuse. La majorité des croyants, elle, poursuit sa route.

DE NOTRE CORRESPONDANTE

Où est l’Eglise face à la crise économique ? Pourquoi a-t-elle abandonné le terrain de la solidarité ? Alors que la hiérarchie catholique espagnole bat le rappel de ses troupes pour mener la bataille, cet automne, contre un projet de loi légalisant l’avortement, la révolte gronde au sein des fidèles. Un manifeste signé par une centaine de curés révèle au grand jour l’ampleur du malaise dans les rangs.  » L’Eglise devrait être aux côtés des 18 % de chômeurs, des expulsés et des sans-papiers, affirme le théologien Evaristo Villar, l’un des porte-parole du mouvement contestataire Redes cristianas (réseaux chrétiens). Mais de quoi parle-t-elle dans un monde où les plus faibles sont poussés chaque fois vers plus de précarité ? Elle fait campagne contre les réformes sociales du gouvernement et elle brandit la menace d’excommunication. « 

Fini le temps de la discipline du  » national-catholicisme  » imposé par le franquisme. Pendant que le pays se sécularise inexorablement, une partie des croyants se rebelle de plus en plus ouvertement contre une hiérarchie jugée trop fermée.  » Pourquoi les évêques parlent-ils comme s’ils étaient la seule voix des catholiques ? Nous aussi sommes l’Eglise « , affirment-ils. Et de se réclamer à l’écoute de la société, sur l’accueil des divorcés, le mariage homosexuel ou la sélection d’embryons pour la mise au point de thérapies génétiques.

Face à cette soif de débat, relayée notamment par la revue catholique grand public RS 21, la hiérarchie répond par le silence.  » Rares sont les évêques qui acceptent de participer à nos forums, constate Maria Angeles Lopez, rédactrice en chef de RS 21. Nous cherchons à exprimer une Eglise plurielle, qui s’enrichit de ses différences. Mais l’idée même de débattre semble inadmissible aux yeux de certains.  » Car, pour l’aile conservatrice, l’ouverture au dialogue n’est que la marque d’un renoncement aux valeurs chrétiennes :  » La gauche a imposé un ordre moral et social que même la droite finit par accepter « , affirme l’écrivain catholique traditionaliste Juan Manuel de Prada, sur le pied de guerre.  » Les évêques sont déconnectés de la société, ils sont comme des téléphones portables sans réseau « , rétorque Javier Baeza, le curé de San Carlos Borromeo, dans les faubourgs populaires de Madrid. Curé rouge et mouton noir, il a fait scandale en ouvrant ses messes aux habitants du quartier, musulmans, junkies ou agnostiques, afin de  » partager avec eux l’Evangile « .

Jamais les divisions n’ont été aussi flagrantes. Les évêques s’affirment victimes d’une agression  » laïciste  » du gouvernement socialiste de José Luis Rodriguez Zapatero. Les chrétiens progressistes dénoncent, au contraire, la dérive ultraconservatrice d’une hiérarchie catholique qui serait aiguillonnée par des groupes intégristes tels que l’Opus Dei ou la Légion du Christ, puissants en Espagne. D’autant que le cardinal Antonio Maria Rouco Varela, président de la Conférence épiscopale espagnole, n’hésite pas à mobiliser au sein de la droite traditionaliste à l’heure d’affronter les questions de m£urs et de changements sociaux. On ne compte plus les déclarations polémiques : celle d’un évêque qui estime que la violence conjugale est l' » un des fruits amers de la révolution sexuelle « ; ou celle d’un autre affirmant que les abus sexuels commis sur les mineurs dans les internats catholiques irlandais  » sont de moindre importance en comparaison des millions de vies détruites par l’avortement  » ; ou encore l’éditorial de la revue du diocèse de Madrid qui défend la logique de la dépénalisation du viol dans une société qui fait du sexe un simple loisir.

Selon la dernière enquête du Centre de recherches sociologiques (CIS), 80 % des Espagnols se déclarent catholiques. Mais la fréquentation des églises se réduit pour deux tiers d’entre eux aux événements sociaux et familiaux (baptêmes, mariages et enterrements).  » On est passé à un catholicisme simplement sociologique, explique Manuel Fraijo Nieto, professeur de philosophie des religions de l’université à distance de Madrid. On respecte un minimum de rites, mais, dans la vie quotidienne, on décide de se passer des préceptes des évêques, notamment en matière de divorce ou de contraception.  » Derrière une adhésion de façade, la désertion est discrète mais imparable.

 » La hiérarchie catholique est toujours installée dans le national-catholicisme hégémonique, affirme le théologien Juan José Tamayo Acosta. Elle défie le gouvernement et se sent investie d’un rôle de tutelle sur une société qui n’aurait pas atteint sa majorité. « 

Les évêques ont pour eux l’appui du Vatican :  » Rome espère encore sauver ici ce que l’on donne pour perdu dans le reste de l’Europe, souligne Evaristo Villar. D’autant qu’au-delà de l’Espagne il y a l’Amérique latine.  » L’un des principaux réservoirs de fidèles de la planète. l

CÉCILE THIBAUD

 » les évêques sont comme des téléphones portables sans réseau « 

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