Derrière le voile

Dans la région en ébullition du Moyen-Orient et de l’Asie centrale, l’Iran, voisin de l’Afghanistan, est un pays clé. Mais fragile. Car la cohabitation à l’iranienne, entre conservateurs et réformateurs, reste extrêmement tendue

Téhéran est une ville grise, sans charme, très polluée. Les montagnes enneigées de l’Elbourz, qui bordent le nord de la capitale iranienne, sont voilées par un brouillard irrespirable, formé par les gaz d’échappement des Paykans, les voitures de production nationale. Sur la Khordâd avenue, à l’entrée du Bazar dédaléen – véritable cité dans la cité -, les sourires avenants des passants, qui se laissent facilement aborder par un journaliste étranger, tranchent avec ce paysage urbain ingrat. Dans un anglais souvent approximatif, les Iraniens de la rue évoquent librement la situation en Afghanistan.

Signe des temps: ils se montrent généralement plutôt modérés vis-à-vis des Etats-Unis. On se souvient que le président réformateur Mohammad Khatami avait condamné les attentats du 11 septembre et présenté ses condoléances au peuple américain. Cela dit, les Iraniens ne souhaitent pas voir les troupes de George W. Bush s’attarder dans la région. « L’Afghanistan appartient aux Afghans ! » Ils se réjouissent, par ailleurs, de la déroute des Talibans. A majorité chiite, l’Iran a toujours considéré d’un mauvais oeil le fondamentalisme sunnite prôné par les « étudiants en religion ». Aujourd’hui, Téhéran se félicite d’avoir joué la bonne carte dans le conflit afghan : celle de l’Alliance du Nord.

La république islamique est un partenaire de plus en plus fréquentable. L’Europe lui ouvre ses portes. Ce qui pourrait, à terme, influencer favorablement les Etats-Unis qui ne sont plus, depuis longtemps, qualifiés de « Grand Satan » au pays des ayatollahs. Bien sûr, les diatribes du Guide suprême Ali Khamenei, le successeur à vie de l’imam Khomeyni, gardent quelques relents martiaux. Mais, si des slogans anti-américains sont encore visibles sur les murs des grandes villes, on trouve aussi, dans certaines échoppes, des slips aux couleurs du drapeau américain.

Illustration du paradoxe d’une société profondément divisée entre conservateurs religieux, en perte de popularité, et réformateurs, plébiscités par le scrutin des femmes et des jeunes depuis quatre années.

L’apartheid sexuel

L’Iran ressemble à une hydre à deux têtes, tiraillé entre ses antécédents révolutionnaires, islamistes, et un avenir que la jeunesse, soit plus de la moitié de la population, souhaite moderne et moins rigoriste. Jeans et baskets se laissent apercevoir sous certains tchadors. Les cybercafés font recette. L’ère Khomeyni semble révolue dans l’esprit des Iraniens, même si la barbe blanche et le regard autoritaire de l’ancien guide s’affichent encore à tous les coins de rue. Le père de la révolution islamique n’est plus qu’une idole officielle. Son gigantesque mausolée, à quelques kilomètres de Téhéran, n’attire guère les foules.

Les femmes, elles, voient leur condition évoluer, bien que très lentement, depuis l’arrivée au pouvoir, en 1997, du président Mohammad Khatami. Leur taux de scolarisation était de 28% à la fin des années 70 ; il est actuellement de 75%.

Elles participent à la vie politique. On les rencontre dans toutes les catégories professionnelles ou presque (elles n’ont pas accès, par exemple, à la magistrature). Les associations et journaux féministes se multiplient et sont particulièrement actifs.

En revanche, dans les bus, les femmes s’installent encore à l’arrière, séparées des hommes par une grille.

Musulmanes, elles ne peuvent pas serrer la main à un représentant de la gent masculine, car le geste est considéré comme sexuel. Le port du hidjab, le foulard islamique, reste obligatoire. Les filles sont nubiles dès l’âge de 9 ans. Même si les Iraniens n’en parlent pas, la lapidation des épouses adultères n’a pas été bannie des pratiques. Devant la justice, le témoignage d’une femme vaut la moitié de celui d’un homme… Bref, s’il commence à s’ébrécher, l’apartheid sexuel est toujours bien vivant en terre persane.

Il faut dire qu’après ses échecs électoraux successifs (aux municipales de 1999, aux législatives de 2000 et aux présidentielles de juin 2001), le clan conservateur, sous la pression de sa frange la plus intégriste, s’est radicalisé.

Contrôlant l’armée, la police, la justice, la radio et la télévision, il mène la vie dure au parlement majoritairement réformateur et n’hésite pas à attaquer de front le président élu. Les proches de Khatami accumulent ainsi les ennuis avec la justice. Au début du mois de décembre encore, deux d’entre eux – le ministre du pétrole et le gouverneur de la banque centrale – ont été accusés de corruption et placés sous contrôle judiciaire.

Quant aux députés, ils sont coincés par les arrêts discrétionnaires du « Conseil de discernement » des intérêts du régime. Créée en 1988, cette instance controversée joue le rôle d’arbitre entre le Parlement (Majlis) et le Conseil des gardiens de la Constitution, chargé de vérifier la conformité des lois votées avec le Coran. Placé sous l’autorité du Guide suprême et, avec à sa tête, l’ancien président et adversaire de Khatami, Ali Akbar Hachemi Rafsandjani, le Conseil de discernement, à majorité conservatrice, s’est contenté, jusqu’ici, d’empêcher le Majlis de faire son travail législatif, bloquant environ deux projets de loi sur trois. Résultat: les députés commencent à s’autocensurer et font preuve d’une relative passivité à l’égard de la condition des femmes. Ils n’ont même pas osé aborder la réforme, pourtant inscrite à leur agenda, des droits successoraux des Iraniennes.

Les boucs émissaires afghans

Autre fait révélateur: le premier projet de loi neutralisé par le Conseil de discernement, sous la présidence du kosseh (le requin, en persan), surnom de Rafsandjani, concernait les droits de la presse. Selon la loi toujours en vigueur, les journalistes sont traités, par la justice, comme de simples criminels. Il n’est pas étonnant, dans ce cadre, de voir des journaux réformateurs régulièrement fermés par les autorités judiciaires. Parmi les cibles de la droite conservatrice: le quotidien Mochakerat, dirigé par le frère de Khatami. A Téhéran, on murmure que, derrière ces flèches décochées contre les médias modérés et contre certains proches du président, se cache un groupe sectaire de mollahs fanatiques, extrêmement puissants, issus d’une école intégriste de la ville sainte de Qom, le berceau de la révolution islamique. Les différents ministres du Renseignement, dont le très critiqué Ali Falahian, y ont tous été formés.

Très surveillé, Mohammad Khatami a donc les poings liés. Son inertie involontaire risque de lasser ses jeunes électeurs, dont la plupart sont nés après la révolution de 1979. Bridé sur le plan des libertés publiques, sa réussite dépendra sans doute des progrès économiques du pays. Car, avant les acquis démocratiques, les Iraniens sont surtout soucieux de renflouer leur porte-monnaie. Le taux de chômage atteint 14% en Iran et l’inflation est galopante. Toujours confronté aux séquelles de la guerre contre l’Irak, à la baisse des prix pétroliers et à l’embargo des Etats-Unis, Téhéran tente d’attirer les investisseurs étrangers. Mais les Occidentaux restent frileux…

Conséquence de cette crise économique persistante: ce sont les 2,5 millions de réfugiés afghans qui sont, pour l’heure, les boucs émissaires du marasme ambiant. La plupart de ces réfugiés sont arrivés en Iran durant la décennie de conflit avec Bagdad (1980-1988). Main-d’oeuvre bon marché dans une économie de guerre, la plupart des illégaux afghans vivent aujourd’hui à la périphérie des villes, survivant grâce à des petits boulots sous-payés. Peu d’entre eux (moins de 100 000) se trouvent dans les camps établis, à l’est du pays, entre Mashad et Zahedan.

L’Iran, qui a fermé ses frontières avec l’Afghanistan dès le 11 septembre, souhaite profiter de la situation actuelle pour rapatrier tous les réfugiés afghans chez eux, au rythme de 500 000 par an, selon le plan récemment dressé par le bureau iranien de l’immigration. Encore un dossier délicat pour le gouvernement Khatami, décidément mis à rude épreuve. Le président élu est, certes, habile, rusé comme un renard. Il a le soutien de la population. Mais pourra-t-il échapper encore longtemps aux dents acérées des requins conservateurs ?

Thierry Denoël

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