Mary Wigman dans Hexentanz, un court-métrage de 1929. © IMAGES DES COLLECTIONS DU CENTRE NATIONAL DE LA DANSE CN D, PANTIN

Denses danses

A la faveur d’une programmation double, à Bozar et au Musée Dr. Guislain, Danser brut révèle tant la profondeur que le potentiel plastique des gestes inconscients et des mouvements frénétiques.

Passez votre chemin si, de la danse, ne vous séduit que la version académique. Celle de jeunes femmes et de jeunes hommes graciles répétant inlassablement les mêmes exercices. Il n’est nullement question de ces silhouettes façonnées devant la barre, telles qu’on peut les voir chez Degas, dans la proposition imaginée de façon conjointe par Bozar et le Musée Dr. Guislain de Gand – un accrochage double qui repose sur un canevas tissé en 2018 par le LaM, à Villeneuve d’Ascq (nord de la France).

Pour s’en convaincre, jetons un oeil sur un petit film d’à peine plus de deux minutes présenté dans le cadre de l’institution gantoise, qui fut aussi le plus ancien hôpital psychiatrique de Belgique. La pellicule en question date de 1929. Son nom ? Hexentanz (danse des sorcières, en allemand). Le court métrage n’est rien de moins que le premier solo de danse composé et interprété par une femme, un détail qui n’en est pas un en ce que, patriarcat oblige, la gent féminine a plus souvent été exposée qu’à son tour aux impératifs du maintien. Cette femme, c’est Mary Wigman (1886 – 1973), une pionnière de la libération du corps corseté par les convenances. Assise à même le sol, les genoux repliés devant elle, elle lève les bras vers le haut comme s’il s’agissait de membres pourvus de griffes. Dans un décor sans fioritures, ses mouvements saccadés épousent un fond sonore de percussions syncopées. La tête est secouée sans ménagement avant que, sans se lever, l’artiste n’entame une progression reptilienne, les jambes écartées. Le déplacement est sans grâce, on pense à un batracien entravé.

En 1374, une  » épidémie de danse  » a littéralement secoué le Bas-Rhin.

Bref, un vrai crime de lèse-majesté perpétué contre la danse classique qui tend toute entière vers l’élévation. On note aussi que le caractère haché des gestes confère à l’ensemble quelque chose de la régression primitive, vers un autre, voire peut-être un ailleurs, de la danse. Avant-gardiste, Wigman estimait que danser n’était pas un spectacle charmant et policé destiné à charmer ces messieurs mais bien l’expression et l’exploration de l’être intérieur. En se contorsionnant, la performeuse cherchait à atteindre une vérité plus profonde que celle des mots, convaincue en cela que le corps est porteur d’informations essentielles que le langage échoue à circonscrire.

Doo-Wop, huile sur toile, Michaël Borremans, 2016.
Doo-Wop, huile sur toile, Michaël Borremans, 2016.© COURTESY ZENO X GALLERY, ANTWERPEN. FOTO PETER COX

Wigman n’est pas la seule à avoir exploré un tel sillon. Il y a également Valeska Gert (1892 – 1978), danseuse expressionniste ayant entrepris d’incarner de manière outrancière les personnages et les thèmes qui effrayaient la bourgeoisie allemande de l’époque, depuis la  » prostituée  » jusqu’à la  » mort « , en passant par son glaçant  » cri sans son « . Le tout pour une contestation de l’ordre social et de ses hiérarchisations rassemblée en des convulsions grotesques dont la puissance expressive a fait d’elle l’une des pionnières de la danse contemporaine. Un cri des profondeurs qui a également été hurlé, à travers les époques, par des groupes désireux de se laisser porter par quelque chose de plus grand que soi en se mettant à l’unisson de la foule par le biais d’une chorégraphie spontanée et libératoire.

Synchronisations collectives

Les deux parcours, proposés en même temps à Bruxelles et à Gand, sont subdivisés en cinq thématiques similaires (Ronde folle, Transe et possession, De Charcot à Charlot, Forêt de gestes et La danse du crayon) et font valoir un générique convergent, même s’il est sensiblement différencié (Bozar met plutôt en avant l’art contemporain ; le Musée Dr. Guislain, l’art outsider). Donnant à voir des documents d’archives médicales, des oeuvres d’art, des extraits de films et autres installations, les deux expositions transversales et complémentaires remontent les siècles pour pointer du doigt cette nécessité intérieure, tel un écho venu des profondeurs du vivant, que représente la répétition de gestes et de postures non régulées par les codes de l’esthétique ou du politique. Ce n’est pas sans stupeur que l’on apprend qu’en 1374, une  » épidémie de danse  » a littéralement secoué le Bas-Rhin. Petit à petit, celle-ci s’étend, dessinant une dorsale à travers les Flandres, le Brabant et le Hainaut. Elle s’est invitée à Cologne, Aix-la- Chapelle, Liège, Gand et Metz. L’événement n’a rien d’unique. Il se répète à l’été 1518, le 14 juillet pour être précis, dans la ville de Strasbourg, où une patiente zéro – les textes la désignent sous le nom de  » Frau Toffea  » – , met le feu aux poudres. Au 25 juillet, cinquante individus sont contaminés, ils seront au total plus de quatre cents. Dans les années 1630, ce sont les possédés de Loudun ; un siècle après les convulsionnaires de Saint-Médard ; tandis qu’en 1863, un autre épisode de ce type de synchronisation collective est attesté à Madagascar. A chaque fois le scénario d’aspiration est le même : un individu, homme ou femme, se met à bouger frénétiquement, avant que quelques personnes et ensuite des centaines soient emportées dans une vertigineuse sarabande. Parfois jusqu’à la mort. Une variante est identifiée en Italie, que restitue un film documentaire de 1961 du réalisateur Gianfranco Mingozzi : le tarentisme, qui surgissait après une hypothétique morsure d’araignée, dont la danse (la tarentelle) faisait partie intégrante du traitement.

La danseuse expressionniste Valeska Gert (1892 - 1978) dans Tänzerische Pantomimen (1925).
La danseuse expressionniste Valeska Gert (1892 – 1978) dans Tänzerische Pantomimen (1925).© IMAGES DES COLLECTIONS DU CENTRE NATIONAL DE LA DANSE CN D, PANTIN

Au Musée Dr. Guislain, la projection d’un court extrait du sulfureux Paracelse, un film caressant les valeurs du IIIe Reich dans le sens du poil, met en scène l’une de ces hystéries collectives. Signé par le cinéaste autrichien Georg Wilhelm Pabst (1885 – 1967), le long métrage déploie une scène hallucinante d’infection par le mouvement. On la doit à Harald Kreutzberg, un élève de… Mary Wigman. Saisi par sa modernité ? C’est compréhensible, il est quasi impensable que ces images n’aient pas influencé celles de Thriller, la célèbre vidéo de Michael Jackson. On se souviendra également que Paracelse, médecin et alchimiste du xvie siècle, est celui qui le premier taxera ce phénomène de  » manie dansante « , là où avant lui on voyait l’oeuvre du diable. Le savant suisse lui donnera même le nom de chorea, inspiré par un mot grec signifiant  » danse en choeur  » qui, en 1701, engendrera le terme  » chorégraphie « .

Inconscient corporel

Il n’y a pas que les danseurs et les performeurs, ces artistes au plus près de la vérité des corps, qui ont compris l’importance d’extérioriser les tensions qui se jouent dans les profondeurs. Il faut également compter avec les plasticiens dits  » bruts « , ceux dont l’oeuvre est à la fois singulière et fragile. Ceux-là s’occupent moins de carrière et de conventions que de laisser affleurer une expérience intérieure. Tant à Bruxelles qu’à Gand, les signatures différenciées, souvent caractérisées par une sainte horreur du vide, abondent. Il y a les spirales du vertige d’Adolf Wölfli (1864 – 1930), des dessins à mi-chemin entre la théorie et la partition ; Madge Gill (1882 – 1961) et ses formes végétales envahissantes ; ou encore les personnages en ciment d’Ulrich Bleiker qui semblent embarqués dans un manège infernal. Très touchant est également le système graphique élaboré par Fernand Deligny (1913 – 1996). Très éloigné du monde de l’art, cet éducateur français est passé à la postériorité pour sa façon de prendre en charge des enfants atteints d’autisme lourd : au lieu de chercher à les plier aux attentes de la société, Deligny a souhaité leur rendre le monde plus habitable. Initiative opportune et émouvante, le Musée Dr Guislain a fait le choix de présenter les dessins  » infrachorégraphiques  » qui témoignent du système mis en place par l’animateur. Nommées  » lignes d’erre « , il s’agit d’indications topographiques enregistrant les déplacements et les mouvements de ces patients psychotiques jugés incurables. Ces relevés graphiques sont précieux : ils esquissent un horizon commun, un possible point de rencontre entre ces êtres enfermés dans le sarcophage de leur maladie et nous qui sommes  » obstrués  » par nos certitudes rationnelles. Le tout pour un message envoyé par le corps au-delà de la conscience et du langage.

Danseurs avec chien, Ulrich Bleiker, 1987.
Danseurs avec chien, Ulrich Bleiker, 1987.© MUSEUM IM LAGERHAUS / ROLF SCHINDLER

Danser brut expose également de façon passionnante comment les gestuelles marginales ont fait leur chemin dans les arts plastiques. La section De Charcot à Charlot revient sur le dispositif mis en place par le célèbre spécialiste des maladies nerveuses. Dès 1870, Jean-Martin Charcot, avec l’aide des dessins de son assistant Paul Richer et des photographies d’Albert Londe, propulse les postures symptômes de l’hystérie et de l’épilepsie à travers l’imaginaire collectif. Celles-ci deviennent une iconographie consacrée à laquelle Henri de Toulouse-Lautrec (1864 – 1901) sera l’un des premiers à faire écho à travers ses dessins représentant Jane Avril, danseuse de cabaret célèbre et patiente de Charcot. Atrophies des organes, arcs hystériques et spasmes musculaires suggèrent une autre représentation de l’être humain dont les contours ne manquent pas de fasciner les artistes. Cette mécanique est parfaitement illustrée au Palais des beaux-arts à travers les Face Farces, portraits mutilés que l’on doit au peintre autrichien Arnulf Rainer (1929) ou encore une composition très sexualisée, Triptych for the Red Room, de Louise Bourgeois (1911 – 2010), figurant un personnage en plein contraction. On mentionnera enfin Rebecca Horn (1944) qui, au début des années 1970, court-circuite sa main en utilisant un masque équipé de crayons pour donner la parole à cet inconscient du corps, et le Belge Michaël Borremans (1963) dont le tableau Doo-Wop (2016) esquisse des personnages cagoulés pris d’une étrange transe suggérant une autre dimension, expiatoire celle-là, au mouvement.

Danser brut, Bozar, à Bruxelles, et Musée Dr. Guislain, à Gand. Jusqu’au 10 janvier prochain.

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