Délivrée par les mots

Marianne Payot Journaliste

Ingrid Betancourt raconte sa descente dans l’enfer des Farc. Cet exceptionnel témoignage s’inscrit dans la longue tradition de la littérature carcérale.

Depuis la libération, le 2 juillet 2008, d’Ingrid Betancourt, après des années passées aux mains des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), la figure de la Franco-Colombienne s’est brouillée aux yeux de l’opinion. Une foi frisant la bigoterie, un mari délaissé, des ex-compagnons d’infortune (dont Clara Rojas) accusateurs, jusqu’à cette demande d’indemnisation auprès de l’Etat – fustigée par 80 % des Colombiens – ont édulcoré le statut de martyre de l’ex-candidate à l’élection présidentielle. Mais oublions ici tout cela pour nous plonger dans l’un des témoignages de captivité les plus extraordinaires de ces derniers temps.

C’est en français qu’Ingrid Betancourt a écrit au stylo, un an et demi durant, Même le silence a une fin – un titre tiré du poème Pour tous, de Pablo Neruda – sorti mondialement le 21 septembre ; cette langue, à la fois familière et étrangère (au drame), lui donna, explique-t-elle, la distance et la maîtrise nécessaires pour contenir au mieux un flot d’émotions, alternant résignation, peur, résistance, voire arrogance. Le choix se révèle judicieux tant le style, juste, acéré, précis, sans pathos, nous permet de pénétrer, à notre tour, sans lassitude aucune, dans l’enfer interminable de l’otage des Farc. Six ans et demi d’enfermement dans la jungle amazonienne, de multiples tentatives d’évasion, des dizaines de camps, des centaines de geôliers, des milliers de kilomètres parcourus à pied, en barque, à dos d’homme, en voitureà la mémoire vive d’Ingrid Betancourt est époustouflante – grâce, notamment, aux notes retranscrites (puis brûlées) pendant sa détention, de peur d' » être reprise par l’insupportable légèreté de vivre une fois dehors « .

Si nous ne sombrons pas, étouffés, dans ce récit-fleuve – 700 pages – mêlant introspection, description, périple et analyse, c’est aussi et surtout parce que l’auteure n’a pas joué la linéarité, collant au plus près à la perception du temps ressentie durant son incarcération : les journées sont désormais sans fin, mais  » semaines, mois, années paraissent s’empiler à toute allure « . Parmi les journées sans fin, celle de la quatrième tentative d’évasion, en décembre 2002, ouvre l’ouvrage. Une entreprise vouée à l’échec, comme toutes les autres, entraînant un durcissement de la détention – chaînes au cou, isolement. Plus loin, on s’attarde sur le jour fatidique du 23 février 2002, où Ingrid, 40 ans, accompagnée entre autres de Clara, sa directrice de communication, est capturée sur la route de San Vicente del Caguan. Puis on se familiarise avec son premier campement, un hôpital des Farc, et avec le sinistre quotidien des condamnés, entre caleta (cabane ou cage, c’est selon), chantos (toilettes de fortune), equipo (paquetage), hamac et insectes cauchemardesques à foison.

Une désolation où  » le futur est mort « 

 » La jungle nous métamorphosait en cancrelats « , écrit la cucha (la vieille, son surnom). La haine, l’avarice, l’envie, la petitesse s’emparent des prisonniers et d’Ingrid qui, lucide, ne s’épargne guère. Ce sont bien sûr les guérilleros – souvent des adolescents – endoctrinés, mus par la haine de classe et élevés à la délation par leurs mentors, qui participent à cette dégradation des relations humaines. Alors, comment survivre dans cette désolation où  » le futur est mort  » ? Plusieurs planches de salut sauveront Ingrid des limbes : la broderie, la Bible, un dictionnaire encyclopédique Larousse, son chapelet, la voix de sa mère écoutée toutes les nuits sur une radio de fortune, et l’amitié de quelques codétenus : le merveilleux Lucho, un sénateur kidnappé six mois avant elle, Marc l’Américain, Gloria, Orlando, Pinchaoà tous rescapés de la malédiction verte.

On achève cette descente aux enfers impressionnés, exténués, mais aussi le sourire aux lèvres.  » Une immense sérénité m’envahit « , note Ingrid, tout juste délivrée par l’armée colombienne.

Même le silence a une fin, par Ingrid Betancourt. Gallimard, 700 p.

MARIANNE PAYOT

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