De Socrate à Dr House

Quel rapport entre Jack Bauer et Emmanuel Kant ? Un livre passionnant et sérieux réconcilie les fans de séries télé et les mordus de philo ; la culture de masse et l’école. Indispensable pour la rentrée !

Thibaut de Saint Maurice n’en pouvait plus de voir ses élèves de classe terminale bâiller pendant son cours. Un vendredi de décembre, fin d’après-midi, ce jeune prof de philo a une illumination. Alors qu’il leur parle de Socrate, il lance aux lycéens endormis :  » Vous connaissez Dr House ?  » Les visages se lèvent. Sourires de connivence. L’enseignant improvise. Il compare la technique de diagnostic médical du méchant Greg House au raisonnement dialectique du père de la philosophie occidentale. Bingo ! Les ados sont envoûtés. Thibaut de Saint Maurice renouvelle l’expérience au cours suivant. Résultat : il vient de publier un livre inattendu, intelligent et accessible : Philosophie en séries (1).

Le bouquin se décline en treize chapitres, chacun consacré à une série télé populaire : de 24 heures chrono à Lost, en passant par Desperate Housewives,The Soprano, Les Experts ou Nip/Tuck. Bref, uniquement des séries américaines récentes. Aucune française. L’auteur a visé la qualité… On constate, avec lui, que ces fictions parlent de tout, de l’amour, de la guerre, de la liberté, de la justice, de la lutte entre le bien et le mal, de la recherche de la vérité, et insinuent dans l’esprit des téléspectateurs des interrogations métaphysiques (osons le mot). Ainsi les naufragés de Lost, livrés à eux-mêmes, posent-ils la question de la vie en société et de l’individualisme. Les ménagères légères et tragicomiques de Wisteria Lane, celle de la possibilité du bonheur. Les flics laborantins des Experts, celle du raisonnement scientifique et de l’objectivité.

Evidemment, accorder une si noble intention aux gens de télé qui ne cherchent qu’à réaliser des pics d’audience paraît naïf. Et pourtant ! Le petit écran a évolué, et les séries en particulier. Qui n’a pas été ébranlé par l’ambivalence de Dexter, le machiavélisme de Jack Bauer ou la connivence avec la mort de la famille Fisher dans Six Feet Under ? Le prof de philo, apparemment lui-même fan de séries, a fait le pari de prendre ces £uvres de fiction au sérieux et d’en faire le point de départ d’une réflexion philosophique. Et ça marche !

Les inlassables toubibs de Grey’s Anatomy nous mènent au contraste entre Nietzsche et Alain sur le bienfait du travail. En changeant de visage comme de robe, Sydney, de la série Alias, nous balade de Descartes (je pense, donc je suis) à John Locke (l’identité repose sur la conscience de soi). Les angoisses de Tony Soprano, parrain mafieux du New Jersey, illustrent l’hypothèse freudienne de l’inconscient. Les chirurgiens plastiques de Nip/Tuck renvoient au dualisme bergsonien du corps et de l’esprit. La série Rome nous confronte au sens de l’Histoire, tel que Hegel l’expliquait dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire.

Par la consistance de ses démonstrations, Thibaut de Saint Maurice réussit le tour de force de réconcilier la culture classique, considérée comme la seule légitime, et la culture de masse, incarnée par la télévision. En proposant de philosopher autrement en regardant le petit écran autrement, il rend désuète l’affirmation selon laquelle la télé tue la  » vraie  » culture. Espérons que son livre jubilatoire n’est que la première saison d’une longue série…

(1) Philosophie en séries, Thibaut de Saint Maurice, Ed. Ellipses, 171 p.

THIERRY DENOËL

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